Le responsable des services techniques arrive le premier sur les lieux de la découverte, avant la gendarmerie. Peut-être était-il de garde ou bien est-ce l’évènement qu’il ne veut pas manquer. C’est bien la première fois qu’il intervient aussi vite. Il demande aux propriétaires de chiens de rentrer leurs bêtes et aux parents de ramener leurs enfants. Personne ne l’écoute. Tout le monde stationne en haut du ravin où se trouve le corps sous les feuilles. Un attroupement commence même à se former. Avant tout était vide dans l e froid piquant de ce dimanche de janvier, maintenant on vient voir, se renseigner. Il y a même quelqu’un pour affirmer haut et fort que cela devait arriver. Personne ne prend le passage souterrain sous la départementale, les gens qui sortent du bus traversent tout droit parce que c’est plus court et comme les deux voies sont séparées par un muret, ceux qui l’enjambent (avec une poussette parfois) se mettent vraiment en danger. Elle aura été fauchée par une voiture et propulsée en contrebas. Il l’a signalé plusieurs fois à la mairie, mais personne ne fait rien. Une femme lui rétorque que si la vitesse était limitée à 50 km/h comme c’est prévu, cela n’arriverait pas. Elle ajoute que ce muret est un pousse au crime en permettant un 90 km/h. Ce n’est pas la question dit l’homme, la question c’est le respect des règles : il y a un passage souterrain, on s’en sert.
La gendarmerie arrive avec sa camionnette à gyrophare. L’homme persiste à expliquer sa version. Ils l’écartent et il se tait. Les gendarmes descendent prestement jusqu’à la morte en demandant au petit attroupement de les laisser travailler. Certains quittent vraiment les lieux, mais reviennent en voyant arriver le correspondant du Progrès qui ne sait rien encore, mais est prêt à entendre toutes les histoires. L’homme qui veut qu’on respecte les règles expose à nouveau sa théorie. Un gendarme remonte et laisse échapper qu’il n’y a pas de corps, il n’y a qu’un bras.
Un corps démembré ! ça rappelle une histoire vieille de 200ans à l’historienne qui était là pour ramasser les déchets, mais ne perd pas une miette de ce fait divers tellement exceptionnel. En 1880 par là, elle ne se rappelle pas la date exacte les membres d’un certain Lacrotte avaient été retrouvés peu à peu, dispersés entre la Saône et un village des environs. La tête n’a jamais été retrouvée. Le dénommé Lacrotte était parti avec son cousin porter des sous à la caisse d’épargne et n’était jamais revenu. Le cousin fut condamné au bagne, de Cayenne ou de Nouvelle-Calédonie. L’historienne ne se souvient plus, il faudrait qu’elle cherche. Le correspondant du Progrès note tout sur son petit carnet. Peut-être qu’on lui prendra l’article cette fois. Il n’y croit pas trop ; sur une affaire comme ça, ils vont mettre un journaliste.
Les gendarmes remontent le bras dans une housse noire et commencent à s’énerver. Cela devient sérieux. Ni accident de la route, ni suicide, c’est une affaire sérieuse. Ils ne veulent plus voir personne dans le périmètre. Pas même le correspondant du Progrès ! On ne rigole plus, laissez-nous faire notre travail !
Un mois après l’affaire n’est toujours pas plus claire. On n’a pas retrouvé un seul autre morceau de la malheureuse. Des journalistes sont toujours là, du Progrès et d’autres quotidiens régionaux ou nationaux. On ne connaît même pas l’identité de la victime, il pourrait même s’agir d’une farce de carabin. On a recherché à la morgue.Pas non plus de disparition signalée correspondant à une jeune femme d’une trentaine d’années aux ongles faits et rouge sang. Les gens n’ont pas grand-chose à dire, on ressasse des hypothèses et tout le monde connaît désormais tous les détails de l’affaire Lacrotte et de son assassin.
Claude Lacrotte est né en 1836 à Lissieu, fils de Jean Claude Lacrotte et Marie Bointon. Célibataire, il vit à la Roue comme ses frères Jean Léonard et Guillaume où leur père s’était installé comme vigneron maître valet de M. de Charrin venant de Ternand. Les parents sont décédés ainsi qu’un autre frère, François mort à 32 ans. Le 7 décembre 1878, Claude Lacrotte quitte son domicile pour se rendre à Lyon y faire un placement : 2000 francs et un livret de caisse d’épargne de 1000 francs. Le 21 janvier on retrouve un bras désarticulé à l’île d’Albigny, ses frères signalent sa disparition, bien que le bras parut trop maigre pour appartenir à un homme dans la quarantaine, ils se souviennent aussi qu’il avait prévu de se faire accompagner dans ses démarches par Antoine Poujard, un cousin agriculteur à Dommartin. Les jambes sont retrouvées et les pieds sont à la bonne pointure. Des vêtements et dans la poche d’un paletot un mouchoir portant les initiales L.C. identique aux douze autres dans son armoire. Le torse sans tête est repêché par des domestiques du château de Cruzols dans un étang de la commune de Lentilly. Les soupçons se portent sur Antoine Poujard qui s’est présenté le 10 décembre pour retirer 950 francs d’un livret d’épargne dont il produit le récépissé daté de la semaine précédente. Une perquisition à son domicile permet de retrouver le sac ayant contenu le torse, c’est un sac de jute, de ceux dans lesquels on transporte l’avoine ou les pommes de terre.
Le 6 décembre 1879, la cour d’assises du Rhône condamne Antoine Poujard aux travaux forcés à perpétuité pour vol avec violences, il décèdera le 7 décembre 1882 à l’île Nou au bagne en Nouvelle-Calédonie Matricule 11968. En 1881, Jean Léonard et Guillaume Lacrotte se constituent partie civile pour faire inscrire l’acte de décès sur les registres d’état civil au vu de liquider la succession de leur frère. L’acte de décès est inscrit sur les registres de Lissieu en date du 3 mai 1881. La tête de Claude Lacrotte n’a jamais été retrouvée.
Le temps passe, l’affaire est oubliée. Les nettoyeurs du dimanche et les dresseurs de chiens évitent désormais le ravin où eut lieu la macabre découverte. L’organisateur des nettoyages et la dresseuse de chiens ont été longuement interrogés comme témoins ou comme suspects, on ne sait pas clairement et puis plus rien. On a fait des recherches dans cet ancien foyer Notre-Dame des sans-abris qui jouxte la départementale et le lotissement. Des préfabriqués désaffectés utilisés par des squatters. Cela n’a rien donné.
La départementale est passée à 50 km/h le muret central a été démoli et des barrières installées près de l’arrêt de bus pour obliger les voyageurs à traverser par le passage souterrain. Certains escaladent encore, mais les mamans avec poussette et enfants sont bien obligées de faire le tour. Les agents de la voirie construisent maintenant la VL4 grand projet de la métropole de Lyon qui doit permettre de relier Lyon aux communes avoisinantes en mode doux (vélo ou piéton). La municipalité s’y est opposée comme elle s’est opposée au passage à 50 km/h, elle n’a pas eu gain de cause sur ce sujet qui n’est pas de sa compétence.
C’est en creusant la VL4 qu’on trouve un corps à qui il manque un bras. L’enquête reprend mollement jusqu’aux révélations de X. Explosives.
X est l’amant délaissé du chef des nettoyeurs qui depuis l’affaire a divorcé et déménagé et qu’on retrouve dans le sud de la France. Confronté à son ancien amant, le nettoyeur en chef avoue lui aussi avoir appelé son amant pour enterrer le corps accidenté d’une jeune femme un peu en contrebas de la route, pas loin de l’ancien foyer Notre-Dame des sans-abris, où personne ne s’aventure. Ensevelissement si précaire et bâclé qu’ils ne cessaient de s’inquiéter lui et son amant d’une possible découverte, ce qui les avait conduits à ces opérations de nettoyage pour surveiller discrètement le devenir de la sépulture. Ils n’ont pas eu de chance avec la découverte du bras déclarent-ils ensemble aux enquêteurs.
Ils attendent aujourd’hui leur procès, ils ne risquent pas le bagne et se sont retrouvés avec émotion. L’affaire qui les avait séparés les rapproche et leurs aveux les apaisent.