
Presque pleine mer, gros coefficient, la navette pour l’Arcouest part de la cale 1, tout en haut du port Clos, juste sous les fenêtres de l’hôtel Bellevue. Pas tout en haut du quai, un peu plus bas sur la cale en pente. Le matelot qui s’occupe de l’amarrage aide les gens à monter sur l’étroite passerelle un peu bancale. Il connaît tout le monde, au moins de vue, d’un voyage précédent ou d’une rencontre sur l’île, alors soutenir le bras, donner la main ou s’écarter un peu, il n’hésitera pas. Pour Mow, il sait, et il reste en retrait, un bonjour, un petit mot sur la météo, la traversée depuis Lavrec, mais il ne la touche pas, il sait qu’elle n’aime pas ça et que le contrevenant qui la sort de sa bulle s’expose à une remarque sèche et bien envoyée. Elle se débrouille, elle sait faire et même si la passerelle bringuebale un peu. Elle aime partir d’en haut, de la cale 1. Moins de marche et plus de bateau. On est hors saison, bientôt la Toussaint, mais ce sera faible affluence en comparaison des déferlantes de l’été. Il fait frais, le soleil est encore bas et il le restera toute la journée. Un peu de vent, une petite brume, presque une petite bruine, tous les passagers sont des habitués réfugiés dans l’intérieur du bateau, au chaud, à côté des prises électriques pour une bonne partie, personne sur le pont pour voir bouger la côte, les cailloux, les maisons, les balises, admirer le sillage, les goélands. Ce n’est pas le premier bateau de la journée, il est trop tôt pour Mow qui n’aime pas traverser depuis Lavrec quand il fait encore nuit. Rien ne presse, la navette de 9 h, c’est encore assez tôt pour ce qu’elle a à faire de l’autre côté du chenal. Elle a posé son gros sac avec le pot de bruyère juste à côté de son siège, rangée H, siège 24, côté fenêtre, bâbord. À l’aller, elle regarde le large, la mer, loin, surtout les jours comme aujourd’hui quand elle va sur la tombe de Jane. Sur le même siège au retour, elle verra le chenal, les îles, les balises et les bateaux au mouillage. À l’intérieur, elle ne remarque même plus les sièges en tissus façon velours, bleu à petits motifs, le sol en faux parquet, usé dans les allées, les couches de peinture blanche qui se superposent autour des fenêtres aux coins arrondis et qui ne s’ouvrent pas. Sur les murs, pas de photos de l’île sous un soleil radieux ou du bateau lui-même tout beau et tout pimpant en sortie du chantier, partout de vitres ou des membrures métalliques peintes et repeintes en blanc. Sur la seule cloison derrière les escaliers qui montent à la passerelle et au pont supérieur, les instructions de sécurité, en français, anglais et allemand, avec des petits dessins pour toutes les autres langues et ceux qui ne savent pas lire. Au-dessus des grandes vitres, au bout des rangées de sièges, de larges coffres blancs comme ceux dans lesquels on peut mettre ses bagages dans les avions, mais ici ils contiennent les gilets de sauvetage, pictogrammes peints en vert, pas besoin d’en dire plus, tout le monde a compris. Aujourd’hui en cas de problème, à dix personnes en comptant Mow, ils auraient eu chacun tout un placard entier de gilets de sauvetage. Mais aucune inquiétude pour personne aujourd’hui, les dix minutes de la traversée sont passées bien plus vite que le reste du trajet en bus qui attend Mow jusqu’à Ploubazlanec. À peine le temps de se réchauffer à l’intérieur pour le matelot qui se dépêche de taper un dernier message en souriant à son écran avant de sortir préparer le bateau pour l’arrivée à l’Arcouest. Tout le monde est déjà debout, chacun se tient aux poignées situées en haut des sièges ou aux montants métalliques peints en blanc, parfois, quand il n’y a que des habitués, le capitaine est un peu moins attentif au confort de ses passagers et l’accostage peut être un peu brusque.