Le cours de macramé d’Émilie Elissegaray débutait à 18 heures. Depuis vingt-cinq ans qu’elle donnait ce cours hebdomadaire à son domicile du 12 rue Évariste Murray, 2e étage gauche, il s’était toujours tenu le mardi soir et débutait à 18 heures précises. Sauf une fois, c’était durant le mois de janvier 1986, le thermomètre sur le balcon était descendu à -15 °C quand la chaudière au mazout de l’immeuble était tombée en panne, obligeant de fait les occupants de l’immeuble à trouver un refuge pour les deux ou trois nuits à venir, le temps de la réparation. Le gite leur avait été offert par le curé de la paroisse voisine dans sa chapelle bien chauffée, fait assez rare pour être souligné. Ce mardi-là demeure la seule fois où le cours de loisirs créatifs d’Émilie Elissegaray a dû être annulé (en 1995, Émilie Elissegaray a changé le libellé de son cours en « artisanat créatif »). Mise à part cette exception, entre 1983 et 2008, si l’on excepte les mois de juillet et d’août ainsi que la semaine entre Noël et le jour de l’an, les cours d’Émilie Elissegaray de loisirs créatifs devenus artisanat créatif, se sont toujours tenus les mardis et ont débuté sans faillir à 18 heures précises. Ce mardi soir de février 2008, un cours de macramé était au programme.
La particularité du cours d’Émilie Elissegaray ne tenait pas dans la richesse des activités que proposait l’ancienne professeure de travaux manuels devenue lors d’une énième réforme de l’enseignement, professeure de technologie à la fin des années 1980. La particularité de son cours ne tenait pas non plus dans la régularité exemplaire de la tenue hebdomadaire de ses cours. Ce qui était surprenant, c’est qu’en vingt-cinq ans, ces cours de loisirs et d’artisanat créatifs ont accueilli les cinq mêmes élèves. Pas un de plus et pas un de moins. Cinq élèves qui, tous les mardis soirs durant un quart de siècle, se sont rendus au 12 rue Évariste Murray pour suivre un cours de poterie, de fabrication de bijoux, d’aquarelle, de vannerie ou autres.
On ne traverse pas assidument une telle période sans s’armer de rituels et de petites habitudes. La femme aux foulards, sans abandonner l’évanescence de sa silhouette, avait vieilli en même temps que sa garde-robe perdait des couleurs. Du mauve, jaune et rouge, le reflet des ses vêtements avait viré au blanc cassé, noir et vert foncé. Elle était toujours la première à arriver, une bonne dizaine de minutes avant 18 heures. Elle sonnait à la porte de l’immeuble dans la rue, Émilie Elissegaray lui ouvrait depuis chez elle, elle poussait la lourde porte et la laissait se refermer après avoir coincé un petit morceau de bois (un caillou parfois) pour qu’elle ne claque pas et puisse être ouverte par les autres élèves qui devaient suivre. Elle montait les deux étages d’un pas alerte et s’essuyait les pieds sur le paillasson en fibre de coco avant de pénétrer dans l’appartement. Deux à trois minutes plus tard, elle était rejointe par un homme grand et mince, devenu barbu avec le temps, qui semblait être tombé d’une autre planète tant il semblait perdu dans ses rêves. On aurait pu penser que cet homme n’allait pas avec son corps, comme un adolescent qui aurait trop vite grandi. Pendant qu’il déposait son pardessus, ou sa veste en toile selon la saison, sur le porte-manteau de l’entrée, les deux sœurs jumelles entraient à leur tour. Pendant vingt-cinq ans, ces deux-là n’ont jamais arboré d’autre coiffure que des nattes suspendues en l’air par un fil invisible ou, plus sûrement, pas quelque artifice sustentateur. Dans la vingtaine, la coiffure faisait sourire ; à l’approche de la cinquantaine, elle inquiétait quant à l’état de leur santé mentale, d’autant plus qu’elles entretenaient toutes deux un aspect extérieur qualifié de gothique. Ce n’est que lorsqu’Étienne Elissegaray, le mari d’Émilie, poussait la porte de son bureau pour s’isoler de ces visiteurs hebdomadaires devenus familiers avec le temps, que le dernier élève franchissait le seuil de l’appartement. C’était un homme de petite taille portant invariablement un sac de sport en bandoulière. Il franchissait la porte d’entrée avec précipitation, apeuré à l’idée d’être en retard (il l’était quelques fois) et rejoignait l’ensemble de ses camarades du cours de loisirs créatifs ainsi qu’Émilie Elissegaray, dans la salle à manger transformée pour l’occasion en salle de classe. Et le cours commençait.
Il faut dire la vérité, en vingt-cinq ans de cours au domicile d’Émilie Elissegaray, il n’a jamais été question de loisirs créatifs. Il n’a jamais été question de macramé, de poterie, de fabrication de bijoux, d’aquarelle, de vannerie ou autres. À part lorsque ces six parlaient de ce prétendu cours à leurs proches. À part, aussi, quand Émilie Elissegaray disait à son mari qu’elle avait trouvé le cours de la veille plutôt réussi, que les roses tissées en cordage étaient du plus bel effet et qu’elle en montrait une dans le creux de sa main, sortie du sac que le petit homme portait en bandoulière pour justifier leur couverture. Quand ce n’était pas un cendrier en terre cuite, un collier, un paysage en aquarelle, un petit panier en osier ou autre.
Leur entreprise secrète était née d’une discussion que cinq d’entre eux avaient eue à la rentrée scolaire en 1982 en salle des professeurs du collège où ils enseignaient les mathématiques, le français, les sciences naturelles ou l’anglais. Ou encore les travaux manuels pour Émilie Elissegaray. Tout était né d’un article de journal qui rapportait les propos étranges d’un homme qui s’était présenté au commissariat le soir du 14 juillet en affirmant vouloir déjouer un attentat. Selon lui, une bombe artisanale avait été déposée à l’intérieur d’un transformateur électrique sur la place de l’Hôtel de Ville et devait exploser le soir même durant le bal populaire qui devait s’y tenir, promettant de faire selon toute vraisemblance plusieurs dizaines de morts. Les policiers s’étaient rendus sur place et avaient bien trouvé un engin explosif à l’endroit indiqué. Les spécialistes du déminage étaient intervenus et le bal avait été annulé pour des raisons de sécurité. Dans l’enquête qui s’en suivit, l’homme avait affirmé avoir eu la vision de cet attentat durant un rêve qu’il avait des dons de divination. Faute d’autres éléments, l’enquête piétinait et le dossier devait bientôt rejoindre la pile des affaires non résolues.
Quelques semaines après cet événement, juste après la rentrée des classes, la discussion entre les enseignants portait sur la crédibilité de l’homme. Si les policiers avaient été bien inspirés de croire ses propos sur la bombe, fallait-il aussi croire en ses dons de divination ? Selon les esprits rationnels qui occupaient la salle des professeurs ce jour-là, l’homme ne disait pas la vérité. Mais cette affirmation ne leur suffisait pas. C’est ainsi que cinq professeurs de collège se sont mis à s’intéresser aux sciences occultes. Au début, leurs discussions occupaient les interclasses et les repas à la cantine. Ils rapportaient les résultats de leurs recherches dans les journaux spécialisés et tentaient de démonter les propos de l’homme. Ce sont les jumelles, respectivement profs de français et de mathématiques au collège, qui eurent l’idée de contacter l’homme en question. Contre toute attente, il était un simple employé de bureau et n’avait rien d’un original. Petit de taille, il menait la vie simple et rangée d’un célibataire sans excentricité. Les professeurs l’avaient rencontré dans un café et, convaincus par sa bonne foi, lui avaient demandé de les rejoindre pour tenter d’explorer l’inexplicable. Ce qu’il avait accepté, sa vie sociale ne jouissant pas d’une grande activité.
Après la salle des professeurs, l’arrière-salle d’un bistrot devint le quartier général de ces enquêteurs amateurs en sciences occultes. Le groupe s’était réparti les domaines d’exploration. La femme aux foulards s’intéressait à l’astrologie et à l’interprétation symbolique des astres. Elle testait avec méthode les fondements de cette pseudoscience et dénichait parfois d’évidentes supercheries. L’homme grand et mince s’intéressait lui à la télékinésie, cette faculté qui permettrait à la pensée d’agir directement sur la matière. Il riait souvent de ses découvertes. Les jumelles aux couettes étudiaient les phénomènes inexpliqués de bruits inconnus, d’apparition, de déplacement, de lévitation ou de disparition d’objets, tels les poltergeist ou les esprits frappeurs. Leurs recherches les avaient conduites à s’intéresser aux zombies et elles ne cachaient pas leur plaisir à explorer leur monde. Le petit homme étudiait son don de divination sous l’œil attentif de ses nouveaux camarades. Émilie Elissegaray, enfin, s’intéressait aux sorties et aux expériences de hors-corps, cette sensation de flotter en dehors de son enveloppe corporelle.
Quelques mois seulement après leurs débuts dans leur nouvelle entreprise, lorsque les réunions désormais régulières demandèrent plus de confidentialité que l’arrière-salle d’un café pouvait leur offrir, Émilie Elissegaray proposa spontanément qu’ils se retrouvent à son domicile. Son mari n’y verrait pas d’inconvénient, pour peu qu’il ignore la véritable raison de leurs réunions. Sous couvert de loisirs créatifs (Émilie Elissegaray avait longtemps rêvé de donner de tels cours pour renouer avec sa passion originale qu’une réforme de l’enseignement avait étouffée), ils auraient plus de liberté pour expérimenter leurs avancées dans les domaines variés de l’occultisme. Pour parfaire leur mensonge, le petit homme proposa de fournir des productions artisanales pour donner le change, sans qu’aucun des membres de cette organisation désormais secrète n’en sache plus.
C’est ainsi que pendant un quart de siècle, ce petit groupe d’individus développèrent leurs connaissances pour acquérir une réelle expertise en matière d’inexplicable. Les esprits rationnels perdirent peu à peu de leur rigidité et, contre toute attente, tous développèrent de réelles qualités dans leurs domaines respectifs. L’une lisait les thèmes astraux pour expliquer l’actualité, un autre se mit à tordre les petites cuillères restées dans le tiroir, les jumelles disaient pouvoir se mettre en lévitation (sans néanmoins y parvenir durant les cours de loisirs créatifs) et le petit homme développa une belle trousse d’arts divinatoires telles la tarologie, la chiromancie et la géomancie. Quant à Émilie Elissegaray, elle parvint à visiter des lieux étranges en regardant simplement une photo ou, même, un tableau.
Ce mardi soir de février 2008, le cours de macramé s’est déroulé comme à son habitude. Sans encombre.