1. Bataye, donc : Au lycée, il était plutôt bon en course à pied. Il aurait aimé devenir short stop dans l’équipe de base ball mais sa petite amie qui trouvait qu’il la regardait de haut, l’avait quitté pour un militaire allemand aperçu au bar du port lors d’une escale d’à peine deux heures. Il avait tout de suite décidé de se venger et, dès l’assassinat de François Ferdinand, s’était engagé dans l’armée française avec pour seule idée de casser la figure à un maximum d’Allemands. Même s’il n’en était pas le seul responsable, l’affaire s’est avérée plus difficile que prévu mais son désir de vengeance est resté intact alors qu’il aurait du comprendre dès sa première blessure qu’il valait mieux en rester là. On n’a jamais vraiment su comment il est mort, certains disent un pari idiot combiné à une tentative de roulette russe. Juste avant il avait gagné le casoar de saint cyrien de son officier.
Bataye, Bataye, … Il venait de Pondichéry, c’est un nom de là bas. Il se la coulait douce, plus pirogue à balancier que kalash et ça m’étonnerait qu’il ait jamais mis les pieds en France, surtout pour faire la guerre. Plus tard, il était gigolo sur un transatlantique et baronnait de temps en temps pour un trafiquant de verroteries. Comment je sais tout ça ? C’est mon voisin de chambre à l’hôpital qui m’a parlé de son grand père qui avait un oncle grand navigateur solitaire, une femme dans chaque port, collectionneur de montres de luxe. Au bout de deux heures de discussion plus ou moins mensongère, il m’a raconté ce qu’il a appelé la vraie histoire de H. Bataye et il m’a montré des photos : Bataye sur le paquebot avec une dame un peu âgée, Bataye traficotant, buvant un coup avec ses copains sur le port. Ah ! La photographie voilà la vérité vraie.
2. Comme il avait prédit à sa voisine qu’elle épouserait un aristocrate fortuné et qu’elle lui en avait été tellement reconnaissante, il s’était mis en tête de faire profession de mage. Son premier terrain a été la famille, prévisions de mariages prolifiques, d’enfants géniaux, de mort sublime. Puis il s’est installé dans une forêt de chênes rouvres, il allait dans la petite ville faire des conférences ou distribuer des prospectus sur le marché du samedi. Le chemin de l’aristocrate fortuné n’a pas croisé celui de la voisine, elle s’est fâchée, sa reconnaissance enthousiaste s’est émoussée. Il a quitté son costume de mage, a acheté l’épicerie du village et entre deux encaissements s’essaie en loucedé à quelque prévision, histoire de ne pas perdre totalement la main.
3. Il a repris le gros livre sur l’étagère. La vie mode d’emploi. Tiens, sur le sien il n’y a pas la photo de l’auteur. Il le lit patiemment, il en est au chapitre LVI Escaliers, 8, page 332. Ce livre il l’avait acheté en 1979 quand il est arrivé à Paris. C’est certainement Bernard Patarin qui leur en avait parlé et il s’était dit que ce serait une métaphore de sa façon de découvrir et d’habiter la ville. Il ne l’a jamais lu et là, le temps d’écrire ça, il en est déjà à la page 336. Encore 400 derrière.
Mais pas du tout. Il est entrain de lire tout autre chose et il pense déjà à Suites Algériennes de Jacques Ferrandez qui l’attend sur la table de nuit. Cette manie de penser au livre suivant, il aimerait s’en défaire, il aimerait se rappeler des livres qu’il lit et ce dont ils parlent. Le dernier c’était Oh Canada ! de Russell Banks, un documentariste s’interroge sur son passé, sur le statut de l’image, du récit, du souvenir. En plein dans le sujet. Le livre qu’il lit en ce moment c’est Et ils revêtirent leurs fourrures d’aiguilles.