#LVME #06 | ces détails se perdent

On a prévenu la famille : Antoine devrait se méfier d’une femme blonde qui travaille avec lui, place de Fontenoy. Un matin, Antoine croise Madeleine dans un couloir du ministère du Travail. Il cherche son regard, ne dit rien. Ça coule de lui vers elle, un silence chargé. Madeleine se fige. Elle avait prévu d’y aller, à ce rendez-vous à la Carlingue. Son manteau est prêt, son sac aussi. Mais elle ne bouge pas. Elle fixe le mur chez elle, les rideaux tirés, la lumière coupée, comme pour effacer son propre visage. Elle se dit qu’elle ira demain. Mais demain, elle se dit la même chose. Les jours passent. Au ministère, l’air devient irrespirable. Les arrestations commencent. Antoine vit caché dans une chambre petite et froide, dans un quartier qu’il ne connaît pas. Bien des années après, Antoine apprend que Madeleine vit seule, rue de Lancry, dans un appartement triste comme une boîte fermée. Il lui écrit quelques lignes, plie la lettre, la met sous une enveloppe, mais il ne l’envoie pas.

Le lundi 5 mars 1944, une réunion a lieu dans le bureau de Mademoiselle Dulong. Y assistent, entre autres : Mennet (Libé-Nord), Mademoiselle de Montreynaud, Bideberry, Codaccioni et son agent de liaison, Mademoiselle Gratacap. Au cours de cette réunion, Mennet annonce que les services d’Alger ont désigné Antoine Poletti comme chef responsable de la Résistance au ministère du Travail. Il est décidé qu’il serait admis à Libé-Nord. C’est l’apogée de sa carrière de résistant.
Les rendez-vous se prolongent jusqu’au-delà de minuit. Le surlendemain, 7 mars, vers sept heures du matin, Poletti est arrêté à son domicile par des policiers allemands. Pendant son séjour à Fresnes, on a quelques nouvelles, notamment par un prisonnier libéré, qui parle des tortures subies par Poletti et de son silence. Une carte, en provenance du camp de Neuengamme, écrite en allemand, parvient à sa famille à la fin d’août 1944. Antoine Poletti n’est jamais revenu.

Un matin de 1958, Pauline reçoit une lettre avec un tampon officiel, un notaire à Bastia. Elle hésite avant de l’ouvrir. Une parcelle de terre, une maison, ou ce qu’il en reste. C’est à elle maintenant. Longtemps, elle laisse la lettre traîner sur le buffet brun. Les enfants disent que c’est une folie. Elle sait qu’ils ont raison. Mais quelque chose remue en elle, doucement. Le brûlé des châtaignes, le bleu du ciel, des images enfouies remontent comme une chanson oubliée. Le voyage est long, la mer immense, la maison est un tas de pierres. Mais il y a le vent. Et ce parfum d’immortelle, qui n’appartient qu’à l’île.

Pauline ne quittera jamais Corbera. Bien après la guerre, quand sa situation financière le lui permet, elle retourne en Corse chaque été. D’abord dans la maison de sa mère, au village. Quand cette dernière meurt, elle renonce à se battre pour la part qui lui revient, et préfère louer une chambre à l’hôtel Bellevue, sur les hauteurs de Campile. Au lendemain d’un voyage en train au cours duquel elle est violemment réprimandée par un contrôleur zélé parce qu’elle n’a pas compris l’usage des composteurs, elle s’effondre dans le couloir de Corbera, foudroyée par une hémorragie cérébrale.

Elle y pense à chaque fois avant de traverser. Elle voit leurs visages, leurs regards inquiets. Elle est la joie dans la maison, c’est comme une mission. Être celle qui éclaire, celle qui rit un peu plus fort que les autres pour couvrir le silence. Elle a laissé leur amour s’installer en elle. Elle a promis. Alors, elle fait attention. Elle regarde des deux côtés, une fois, deux fois. Elle attend, même quand la rue est déserte, parce qu’on ne sait jamais. Elle traverse lentement, en retenant son souffle, chaque pas est une promesse tenue. De l’autre côté, elle relâche un peu la tension, mais jamais complètement. Ils l’attendent.

À douze ans, elle a traversé le boulevard Diderot. Elle courait, ou peut-être qu’elle marchait vite. On ne sait plus, ces détails se perdent, étouffés par le bruit de l’impact. Le chauffard n’a pas freiné. La triple fracture, l’hémorragie, le coma. Les mots se sont empilés comme des pierres. On a ouvert, recousu, fixé des os avec des plaques de métal, des vis, des choses qui tiennent ensemble un corps brisé. On l’a remplie de sang. Elle est revenue. On lui disait qu’elle avait eu de la chance. Elle répondait par un sourire. Bien des années après, on a su que le sang l’empoisonnait doucement. La mort, elle, savait déjà. Elle avait fait semblant de renoncer.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

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