Après plusieurs mois d’oisiveté, le studio du premier étage avait retrouvé un occupant en la personne de G. C’était un homme âgé de soixante-dix ans qui vivait seul et il affichait un grand sourire même si ses traits lui sculptaient un visage austère. Il avait notamment des sourcils en forme d’accent circonflexe, ce qui lui donnait l’air étrange d’un magicien descendu de sa scène. Ses parents étaient arméniens mais il était né en France en 1927. Son père était mort d’un pneumothorax en 1939, laissant une femme et un enfant face à eux même dans un pays en guerre. Après la libération, en 1947 exactement, G et sa mère avaient embarqué à Marseille sur le Rossia pour rejoindre l’Arménie alors république soviétique. Dix-sept ans d’exil avant de revenir en France en 1965, avec dans ses bagages une multitude d’histoires extraordinaires qu’il racontait parfois aux enfants de l’immeuble qui sonnaient à sa porte pour quémander des bonbons parce que G avait toujours un compotier plein de bonbons près de sa porte.
Lorsque G est mort une quinzaine d’années plus tard (G a perdu l’équilibre en descendant d’un trottoir et un autobus lui est passé dessus), il n’avait aucune famille connue. Après quelques semaines, des déménageurs dépêchés par le bailleur de son logement avaient entassé les meubles et les affaires personnelles du vieil homme dans la rue. Le bureau était posé au-dessus d’une bouche d’égout (on aurait dit le décor d’une pièce de théâtre) et ses tiroirs étaient encore pleins de stylos et de papiers. Au fond d’un tiroir, il y avait un long article découpé dans un journal sportif faisant mention d’un jeune Français prénommé J qui avait rejoint l’Arménie soviétique en 1947. Il avait été champion d’URSS de cyclisme sur piste derrière derny avant d’émigrer à Tbilissi et d’y créer la première équipe de rugby géorgienne. Rentré en France dans les années 60 (l’article ne précisait pas l’année de son retour), il était devenu un danseur de tango émérite.
G aimait bien danser le tango.
Derrière la porte du 2e étage face à l’escalier, K a aménagé son espace de vie à l’image de la maison de son enfance à Fès. Une grande banquette d’angle recouverte d’un épais tissu noir chargé de broderies (dromadaires, palmiers et personnages en djellabas) occupe une partie importante du petit salon. Sur les carreaux en ciment aux motifs bleus et blancs, des pieds en bois sculpté soutiennent un plateau d’argent gravé de volutes et d’arabesques. Au mur, une épaisse tenture rouge laisse apparaître des fils dorés. Près de la fenêtre, une photo de la chaine de l’Atlas sous la neige. K vit dans le souvenir d’un passé qu’il dit heureux au milieu de sa famille et de ses amis. Il raconte les jeux dans les champs d’oliviers, les parties de cache-cache dans la médina et la pastilla partagée lors de l’Aïd.
K est né à Marseille, c’est ce que dit sa carte d’identité. K a grandi à Saint-Antoine dans les quartiers Nord. Il a passé ses jeunes années dans la cité du Plan d’Aou et ses barres d’immeubles nées de l’urbanisme brutal des années 60. K n’a aucun souvenir de cette enfance marseillaise, ce qu’il garde en mémoire, ce sont les souvenirs des autres, ses parents, ses oncles, ses tantes, ses voisins. Il se souvient de ce Maroc idéalisé par d’autres qui, à force d’être raconté, s’est inscrit dans ses gènes, dans son sang. K peut décrire l’odeur âcre du quartier des tanneurs dans le souk fassi sans ne l’avoir jamais respirée. Il peut peindre avec précision le paysage sur la route de Meknès sans n’y être jamais allé. Il peut aussi parler des artisans qui martèlent le cuivre sur la place Seffarine sans ne les avoir jamais rencontrés.
K a toujours vécu à Fès sans n’y avoir jamais mis les pieds.
A était un garçon d’une dizaine d’années qui vivait avec ses deux frères ainés et ses parents au 2e gauche. Il descendait parfois dans le jardin pour jouer avec J, le petit dernier du rez-de-chaussée qui avait huit ans. Les deux enfants aimaient faire du vélo entre les deux acacias, le cerisier, l’abricotier et les massifs de corbeilles d’argent. Un été, A et sa famille sont partis aux États-Unis durant les vacances scolaires pour rendre visite à de la famille. À la fin du mois d’août, à leur retour, A n’était plus avec eux, ils n’étaient que quatre. A était resté à Orlando chez des cousins. Une opportunité s’était présentée, A allait poursuivre sa scolarité dans une école française. A était heureux de ce projet, il aimait tellement les États-Unis, il s’entendait tellement bien avec ses cousins américains. Au début de l’hiver suivant, la famille du 2e gauche a déménagé sans rien dire aux voisins de l’immeuble. Et sans laisser d’adresse.
Au printemps, c’est une lettre en provenance des États-Unis qui leur était destinée qui a permis de lever une partie du voile de cette histoire. Par chance, C (le mari grincheux du couple du 1e gauche) comprenait parfaitement l’anglais et lorsque la décision d’ouvrir le pli en provenance de Floride fut prise à l’unanimité des co-propriétaires, c’est dans ses mains que la lettre atterrit. L’en-tête mentionnait une entreprise du nom de Memories of Missing Smiles Inc., c’était une société de pompes funèbres qui envoyait un complément de facture pour un supplément de charges administratives concernant les obsèques d’un enfant. Sans en avoir les détails, C a immédiatement compris le drame qui s’était joué l’été précédent, très vite suivi par les copropriétaires présents sitôt la traduction du document effectuée.
Il fut demandé à J de ne plus faire de vélo dans le jardin.