Sommaire:
- 1/hameau de V
- 2/ Le chateau, le parc, les limites
- 3/ Cantine des démunis
- 4/ Mur, sol, clou, froid
- 5/ Kaléïdoscope
- 6/ action vérité
1.
C’est un fait avéré, archivé dans les registres officiels, gravé dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d’ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un nœud noué de façon si particulière à son mouchoir Vichy. Un nœud, un nœud petit mais si précis. Un comble pour un ancien déporté, mais la vie, la vie est ainsi, non ? Oui, un nœud, et tout cela pour s’en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement ? C’est là toute la difficulté. À bon escient, disait-on. L’escient. L’escient. Enfin, qu’est-ce que l’escient ? Chez les romipètes, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça a été ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n’a jamais su. Mais peut-être qu’on aurait dû l’inventer pour que ça soit plus commode. Et aujourd’hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans après, n’est-ce pas ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. À condition bien sûr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie à la Boudin, ne nous tombe pas sur la tête. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, à l’Institution Saint-S. à Osny, près de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont à la Monet, on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au-dessus de Pontoise ou d’ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux ! Les dieux sont là aussi, bien sûr. Ils sont tellement réels dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-être qu’ils rient. Ou peut-être qu’ils attendent. Mais quoi, au juste ? La vérité est qu’on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se résoudre sur ce plan et tant d’autres encore à la seule médiocrité. C’est un fait.
Voilà donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui écoutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, après tout. Comment partir d’un fait avéré et s’égarer ? S’égarer, oui. Toujours s’égarer. Ou encore partir d’un point quelque part dans l’imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-être n’était-il seulement qu’à carreaux, on ne peut plus en être si longtemps après tout à fait sûr, pas tout à fait, même pas presque, comme de savoir si ce mouchoir était dans la poche d’une veste, d’un pantalon, dans la poche d’un ancien déporté.
2.
Une chose était sûre, oui, sûre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdaléna, professeur d’anglais, « a rose is a rose is a rose », dormait au même étage que les troisièmes. Ça, c’était certain. Au même étage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours là, toujours au même endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux mètres, trois mètres. Pas plus. Une cellule ? Peut-être. Oui, une cellule. Mais une chambre quand même. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l’armoire. Une penderie à gauche, des étagères à droite. Tout était à sa place. Rien ne bougeait. Magdaléna ne bougeait pas non plus. Quel âge avait-elle ? Impossible de le savoir. On disait « la vieille Magdaléna ». On dit toujours une méchanceté quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De façon très british, sans s’énerver, sans même le moindre « oh my God ». Et aussi : « Oh guys, be gentle and kind to each other and if possible to me too. » C’était tordant. Toujours dans le même ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas à Saint-S. D’ailleurs, certains disaient qu’elle avait toujours été là. Toujours. Depuis quand, exactement ? Personne ne savait. Mais elle était là, c’était sûr. Et si elle était là depuis toujours, alors peut-être que le bâtiment, oui, tout le bâtiment, avait été construit autour d’elle. Autour d’elle. Une prison ? Non, pas une prison. On n’arrivait pas à l’imaginer prisonnière, plutôt nonne ou duègne. On avait bâti le dortoir tout autour d’elle, comme on fait des cathédrales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien, à vrai dire. Mais elles étaient là. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l’ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu’il est l’heure d’aller dormir : seules informations qui ne changeront plus.
3.
Mais l’inertie, l’inertie des murs n’arrête pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L’hiver 1972. Revenons quelques mois à peine en arrière. Un hiver froid, un hiver long. Les troisièmes s’ennuyaient. Ils s’ennuyaient tellement. Certains ne savaient même pas encore à quel point ils s’ennuyaient. Rien à faire, rien à dire, rien à penser. Juste un peu de folie, si l’on veut, de tenter l’évasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d’ennui à proximité. Et puis, quelqu’un a eu une idée. Une idée loufoque, une idée dingue, une idée drôle. Et la rumeur est née. Juste comme ça. Oui, juste comme ça. Une bonne dose d’ennui et juste une petite phrase lancée. Vous la voyez. Elle est là, elle est lancée. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient énorme. « Magdaléna et le recteur R. » ! Voilà ce qu’on a dit. On l’a dit une fois. Puis une deuxième. Et puis encore, et encore. Voilà comment une idée créée dans l’ennui devient une sorte de vérité. Magdaléna et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d’amour, non. Une histoire salace, bien sûr. Un genre de scandale. Une histoire qu’on a inventée, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l’a répétée. Parce qu’elle a dévalé les escaliers. Trois étages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu’aux quatrièmes. Puis aux cinquièmes. Puis encore plus bas. Jusqu’aux sixièmes. À chaque étage, la rumeur grossissait, s’étoffait. Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une tempête.
Personne n’a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c’était évident. Évident, oui. « Je l’ai vu », disait-on. « Je l’ai entendu. » Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était jamais vrai. La rumeur n’avait pas besoin de preuves. Elle n’avait besoin de rien. Juste d’être là. Juste d’être dite.
Et Magdaléna ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies, assise sur sa chaise devant la table où était posé le gros tas de copies. Jamais elle n’avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflammée ni même coquine, pas même un mouchoir Vichy ou à carreaux avec un petit nœud noué comme un pense-bête. Rien de tout ça. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R. ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il dénouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas, jusqu’au moment où lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l’ambulance un soir de novembre. Ils se dépêchaient car il faisait grand froid, les lumières du gyrophare inondaient de lueurs bleutées les façades extérieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relevé. Le recteur R. s’était redressé et avait emprunté le grand escalier. C’est là qu’il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdaléna, professeur d’anglais embauchée en CDI depuis l’origine de l’institution. « A rose is a rose is a rose », fanée désormais. Nevermore. Et tous les élèves en pyjama essayaient de voir alors qu’on ne cessait de dire : circulez, il n’y a rien à voir.
Merci pour les commentaires passés et à venir
Bonnes fêtes de fin d’année
Merci beaucoup Patrick, et bons marrons glacés pour les fêtes de fin d’année, c’est toujours très doux au palais, un peu doucereux mais, quand on est âgé comme moi, on s’habitue bien à tout ce qui est bien sucré et sirupeux. Les châtaignes, je les préfère ainsi. J’espère que vous aussi ;). A moins que vous ne préfériez les Marronsuiss’, et là, moi je dis, pourquoi ne pas aller chercher des châtaignes directement chez le marchand de bonbons qui habitait avenue Montaigne, près de la rue de Bercy, pas loin du pont où tout coule à flots. Je veux parler de la Seine bien entendu. Biz Patrick !