La première fois que je suis revenue au 14, je n’ai pas photographié la façade. Nous étions arrivés dans le quartier presque par hasard après un déjeuner au square Trousseau avec tes parents. Il faisait beau, et nous avions souri de la proximité qui reliait ta mère et la mienne, qui avaient grandi dans le quartier à deux ou trois rues d’écart, à la même époque. Cela nous avait conduits à ce pèlerinage. J’avais surestimé mes retrouvailles avec le lieu et je tentais de minimiser ma déception, tellement surprise par l’étroitesse de ladite avenue, puis par la froideur de la façade du 14. Peut-être que la présence de tes parents accentuait ma gêne. Je n’ai pas jugé utile de documenter l’immeuble, ni les volets accordéon en PVC gris sales, ni le verre cathédrale de la porte d’entrée, ni l’encorbellement de l’étage supérieur, tout cela semblait indigne de mémoire. Je me souviens qu’il y avait, à droite de la porte cochère, une boutique de modiste. À gauche, un store métallique baissé, visible de 2012 à 2022 sur Google Street View.
Nous sommes revenus au 14 durant l’été 2022, comme en attestent les métadonnées du fichier rangé sur ma carte SD. Une boutique de CBD a remplacé la modiste. Les fenêtres du premier étage sont nues, donnant l’impression que l’appartement est vide. Je fixe les vitres, espérant reconstituer, derrière leurs reflets, le plan, une organisation, un signe de vie. En vain, le bâtiment d’en face, presque identique, se dresse comme un miroir, renvoyant l’image d’un double inanimé. Le soleil radieux, la chaleur, m’empêchent de me relier au lieu : de mes arrivées à Corbera durant l’enfance, je ne me souviens que de celles de nuit.
Je suis revenue encore au cours de l’été 2024, j’ai photographié le bureau de poste de la rue Crozatier, les abords de l’avenue, l’immeuble. J’étais tellement obnubilée par l’envie d’entrer au 14 que je n’ai pas prêté attention au trottoir élargi, aux arbres encore frêles qu’on y a planté, l’avenue se conformant alors à la définition du dictionnaire : une voie plantée d’arbres (qui conduit à une habitation). C’est seulement après, en te racontant mes tentatives d’aborder les personnes qui s’approchaient de l’immeuble en espérant qu’elles pourraient m’en ouvrir l’accès, que je le réalise. Photos à l’appui je découvre que l’immeuble a été ravalé et a retrouvé de sa superbe. Les volets accordéons de la fenêtre de droite, fermés cette fois, semblent témoigner d’un mouvement récent. Je scrute mes photographies comme si elles pouvaient révéler ce que mes yeux n’ont pas su voir, un geste, une présence.
À force de revenir, la façade de Corbera s’impose doucement, se substitue à mes souvenirs reconstruits, presque familère.