Elle en est peut-être à la vingtième toile en trois ans. Elle aime ce lieu. Elle veut l’épuiser. Elle veut s’épuiser à se fondre dans chacun de ses atomes colorés. En le peignant encore et encore. Elle s’était d’abord donné comme contrainte d’y travailler les saisons – une toile à chaque saison avec comme marqueurs essentiels les tilleuls. Au printemps ils remplissaient l’espace d’une odeur enivrante difficile à rendre en peinture, l’été ils effaçaient les façades, l’automne ils abandonnaient les feuilles au gré des vents et l’hiver ils dessinaient leur squelette sombre sur ces mêmes façades. Puis, toujours à chaque saison elle avait rajouté la contrainte de l’heure dans la journée, une fois le matin, une fois l’après-midi. Mais ce qu’elle découvrait à chaque toile l’amenait à multiplier et à resserrer les contraintes. Tout changeait tout le temps. Les bancs étaient ou n’étaient pas occupés. Les mouettes et les corneilles ne se présentaient pas aux mêmes heures. Même l’eau de la fontaine égale à elle-même durant le jour se transformait avec la tombée de la nuit – éclairage multicolore. Elle avait choisi un et un seul point de vue. Pas trop proche de la fontaine pour qu’elle ne soit pas le seul élément du paysage et pour qu’elle apparaisse comme un point, le centre de cercles concentriques esquissés par l’alignement des bancs, celui des pelouses, des tilleuls, et, en arrière-plan, celui des immeubles. Il lui était plus difficile de travailler sur l’arrière-plan de ces immeubles à géométrie stricte que sur l’arrangement des plantes autour de la fontaine, là où elle pouvait jouer avec les couleurs. Quand elle s’attardait trop à saisir l’instant elle prenait une photo avec laquelle elle travaillait de retour chez elle. A partir de maintenant elle changera de point de vue, déplaçant le chevalet de banc en banc. Elle fera le tour du bassin et ainsi se mettront en place des détails qui deviendront l’essentiel, du moins elle l’espère. Elle finira cette série par l’ouverture de cet espace – espace large et plombé par des immeubles à l’architecture massive et rigide – elle finira donc par cette ouverture sur le boulevard entre deux portes, chacune marquée par quatre lourds piliers en béton annonçant le passage d’une voie ferrée.