Il y aurait sur le mur de la villa une série d’instantanés de formats différents, qui à première vue ne semblaient avoir aucun lien les uns avec les autres. Même le choix de la couleur n’avait pas été tranché pour les tirages sur gibon ; tous les tons cohabitaient et à eux seuls dataient la photo, du noir et blanc à côté de tons trop vifs. Il fallait s’approcher pour comprendre leur lien. Sur la première, elle regardait le haut du réverbère sur lequel trônait la mouette et les fils électriques sortant des murs pour longer la façade étaient bien visibles, la fenêtre aussi, celle du rez-de-chaussée avec sa rambarde en fer forgé très ajouré qui déjà portait trace de rouille, le carrefour était bien reconnaissable. Sur la deuxième, sa robe rouge comme son sourire à un âge où elle ignorait encore que le rouge ne sied pas aux blondes. Elle posait sans doute pour le petit ami de l’époque, elle revenait de la paillote par le chemin de sable interdit aux voitures, si on oublie la deux-chevaux bleue avec eux dedans qui avaient trop bu et qui s’étaient mis en tête de la faire passer entre les deux petits poteaux métalliques et elle descendue et marchant devant pour juger à l’œil nu, en se retournant vers eux, si ça toucherait ou pas. Celle-là prise de nuit et personne devant le portail de la villa qui avait appartenu à Monsieur Eiffel, mais avant que le vieux portail soit remplacé par un plus pratique en PVC blanc, la main-d’œuvre coûte si cher aujourd’hui, pour maintenir en bon état tout ce bois peint en blanc et la villa n’en manque pas, des balcons délicieux de ce bois ouvragé, vestiges d’une époque révolue, et la mer qui use tout plus qu’un sablage en règle, on ne construit plus ainsi, mêmes les riches pensent à simplifier l’entretien dirait Madame de Servigny. La lumière jaune du réverbère antique qui inonde le carrefour avec son chemin de sable qui continue et aligne les derrières des villas bord de mer, et c’est comme regarder dans les coulisses ce qui devrait rester caché. L’envers du décor comme la grande barque retournée cale en l’air, le sèche-linge sur pied qui penche d’être surchargé et qu’on a tiré au soleil, la maison d’enfants en plastique délavé de cher King Jouets, les bicyclettes de la génération d’avant jetées à même la pelouse à peine le pied posé au-delà du portail. Sur la suivante aussi la même lumière jaune dans la nuit mais par une pluie battante et le mugissement du vent qu’on peut entendre, rien qu’à regarder la photo, et on est dans un vieux polar avec la maison délabrée, lézardée et volet arraché, à gauche du chemin qui descend directement à la mer et pour le pied toucher le sable, ce sera ici sans escaliers quand toutes les parallèles finissent par une forte volée de marches. Juste après c’est la même pente mais de jour avec sa ligne d’horizon à mi-photo et au-dessus le bleu du ciel, quand en dessous c’est le bleu de la mer qui n’est jamais que bleue, puis le sable mouillé, puis le sable sec, puis le béton de la pente, puis le chien qui est toujours dans le chemin, on ne peut pas lui en vouloir. Dans le dos du photographe, c’est la maison rose avec ses fenêtres si basses que le regard ne peut que plonger dans son dedans, avec ses objets d’art comme s’offrir à lui depuis les appuis de fenêtre intérieurs. Elle figure sur le cliché suivant qui lui a effacé sa couleur, il est en noir et blanc. Une tonalité différente pour les trois derniers comme des tons délavés où surnage une nuance d’oranger et qui leur donne un air suranné, on hésite sur l’époque, il faut s’approcher et à certains détails on peut dire qu’ils sont contemporains, au portail justement de la villa Eiffel. C’est la patte d’un artiste ou d’un professionnel. D’ailleurs ces photos-là sont signées.
Un commentaire à propos de “#LVME #05 Chez Ben ou ailleurs.”
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On survole cette collection de photos comme on assiste à une réunion de famille, comme on partage des souvenirs dans l’intimité de la confidence. Merci, Anne, de nous y inviter.