Il l’a fait, lui, l’ancien enfant du quartier. Le seul à avoir pris le crapaud par la peau des souvenirs. Le seul à avoir engrangé et partagé les images de son enfance et de son adolescence. Le seul à avoir fait bloc. Avoir fait blog. Images et légendes miniature. Il a mis en ligne l’endroit dont personne ne parlait ou quand on en parlait, c’était d’un air entendu. Une cité, tu comprends. Un quartier à la marge, construit sur une zone humide ponctuée de quelques noyers, un peu à l’écart, au bout d’une route que ne bordait aucune habitation. Zone désormais construite. Aujourd’hui, il faut dire « résidence ». Plus de cinq cents logements. Des bâtiments formant une sorte de fer à cheval autour des « « petites collines » comme disent les enfants. Collines formées par la terre du chantier initial, une bonne idée qui a failli être anéantie quand les places de parkings ont commencé à manquer, les locataires suivants ayant désormais les moyens d’acheter une voiture. Mais une poignée de résidents a fermement refusé le saccage programmé à la fin des années 80 et les arguments ont porté car ils étaient dans l’air du temps : ne pas déraciner les arbres des origines, si beaux après avoir été au départ de maigres arbustes plantés là dans les années 70 pour retenir la terre des grands tas. Ne pas anéantir l’intérieur, l’espace verdoyant, terrain de jeux des enfants avec les petites pentes sur lesquelles ils transformaient les sacs poubelle en luges quand il y avait encore de la neige.
Il l’a fait. En 2009, il s’est mis à collecter, à retrouver les traces, à publier les images de son enquête : photos, archives — celles du bailleur et celles de la municipalité ; celles de la presse ; celles des copains non perdus de vue. Il a déblayé le terrain de la recherche, remontant aux sources, diffusant au fur et à mesure ses trouvailles avec un soupçon d’humour, le petit sourire qu’il avait déjà en rejoignant l’association des jeunes constituée au début des années 80.
Il l’a fait. Une mine. Histoire des lieux. Histoires dans l’histoire. Histoire des vies qui ont traversé une époque, emprunté les petites allées menant à une autre allée, à la grande surface, à l’arrêt de bus, à Paris, à la Normandie à l’époque où des adolescents ont découvert la mer, vers ce qui leur servirait d’avenir.
Il l’a fait après avoir quitté les déambulations initiales. Jusqu’en 2017
1967. Plan photographié avec d’un côté, le cimetière, de l’autre, des champs
1970.Vue prise par le bailleur du haut d’un immeuble nouvellement construit. En bas, aucune barrière séparant l’intérieur de l’extérieur. Tobogans et bacs à sable devant, ensuite remplacés par des parkings. Un petit terrain de terre battue devenu ensuite terrain de foot, avec revêtement adapté
1972.Construction de l’école achevée, au bord du nouveau quartier. Dans l’enceinte, premières balançoires pour les expériences spontanées : les grands s’en servent comme de tape-culs ou pour faire des « crêpes ». Une autre photo : deux enfants de dos, assis sur une petite colline comme sur la tête chauve d’un géant accroupi. D’eux-mêmes, ils ont trouvé un poste d’observation idéal à l’intérieur. Personne ne vient les ennuyer. Ils regardent aussi la nouvelle aire de jeux du dedans, avec bac à sable central. Gros tuyaux, vélos posés contre
1973. Le bailleur fait construire des locaux pour les poubelles. Certains donnent sur les cuisines du rez-de-chaussée. Dans la boîte
1974.Visages des premiers volontaires de l’Amicale des Locataires
1980. Noir et blanc : les derniers cultivateurs avoisinants cèdent la place, cèdent à la pression. Rescapés : quelques poiriers ensauvagés que personne ne taille. A l’abandon, Ils fructifient généreusement ; quelques chibani et les enfants viennent ramasser les poires. Sur les petites collines les arbustes malingres sont devenus de jeunes arbres dignes de l’appellation donnée par les enfants : c’est la forêt
Années 1980. Photos des jeunes ayant constitué avec l’aide de quelques adultes leur association : des sourires, du clair-obscur, des apprentissages, des drames. Image du C.R.I (Centre Rencontre et Information) : même dynamique, avec les parents (photos de fêtes). Puis l’EREA (accompagnement social) puis IMAGINE (photographie de la plaquette) pour les problèmes d’addiction. Photo de la liste des associations, disparues depuis. Remplacées par un centre social municipal au nom de fleur. 1988-89 : photos de la réhabilitation. Dans les appartements : opération habitat et vie sociale, carte du dialogue, nouvelles boites aux lettres. Les bâtiments changent de couleurs (photos), l’empreinte 70 est remplacée par des revêtements modernes, bruns en bas pour les uns, vert kaki pour les autres et blanc pour tous
Années 90. Photo d’un article avec amalgame récurrent, un fait divers centré sur les jeunes voyous du quartier, forcément
2009 et compagnie. Photos des paradoxes. Barreaux cachés par des haies, petites collines avec arbres tombés et nouveaux arbres replantés ; parking couvert d’un équipement sportif rutilant. Blog suspendu un peu avant.
Dédicace à B. le Têtard du blog.