#LVME #05 (2) | le tableau qui brûle les yeux

V regarde le tableau fixement, tellement fixement qu’elle est prise de vertige mais elle ne cède pas, elle ne veut pas céder, des larmes s’échappent de ses yeux qui commencent à brûler et V continue de fixer le tableau parce qu’elle sait comment faire pour y rentrer dedans, elle sait qu’elle doit le regarder fixement jusqu’à ce que ses yeux la brûlent jusqu’à sentir l’appartement dans laquelle elle se trouve disparaître, les murs du couloir disparaître, son plafond son plancher disparaître, remplacés par le décor du tableau et elle apparaître dans le tableau qu’elle est en train de regarder fixement. 

V ne regarde plus le tableau, elle est dedans, V est dans le tableau à l’entrée de l’immeuble, un tableau représentant un immeuble c’est pas banal, quelle idée de représenter un immeuble dans un tableau, V ouvre la grande portée d’entrée vitrée en bois et fer forgé et pénètre dans l’immeuble, elle s’essuie les pieds sur le grand paillasson qui l’accueille et longe la rangée de boite à lettres, V se dirige vers l’escalier qui monte aux étages, V a toujours ses yeux qui la brûlent et elle les ferme parce que ça fait trop mal.

Lorsque qu’elle ouvre les yeux, V est dans le tableau et marche en bordure des carrés cultivés, elle contourne les plants de salade jusqu’à une petite cabane faite de planches de bois mal ajustés, V fait le tour de la cabane, il n’y a personne, enfin personne de vivant parce que derrière la cabane il y a bien quelqu’un allongé sur le sol mais il ne bouge pas, il y a le corps d’un vieil homme mort qui baigne dans une flaque de sang, V ferme les yeux.


V est dans le tableau devant un arbre immense qui semble transpercer le ciel tant il est grand, le tableau représente cet arbre immense et elle paraît toute petite devant, elle est comme une brindille devant un géant et il n’y a rien d’autre que cet arbre et une brindille sur le tableau, et le ciel et le sol en terre, il n’y a pas d’immeuble, V se dit que l’immeuble s’est peut-être transformé en cet arbre, ou alors l’immeuble n’existe pas encore, c’est ça elle se dit, c’est avant que l’immeuble n’existe, à l’emplacement de l’immeuble il y avait un arbre immense, ou alors c’est après et l’immeuble n’existe plus, en tous les cas c’est dans un autre temps, ou alors c’est ailleurs, mais non, ce n’est pas ailleurs, c’est bien ici, elle ne sait pas pourquoi mais elle est persuadée que c’est bien ici, V entend quelqu’un derrière elle qui lui parle.

Tu es toujours encore en train de regarder cette croûte, V reconnaît la voix de son mari derrière elle, ce tableau m’intrigue qu’elle répond, V n’ose pas avouer que ce n’est pas exactement de l’intrigue qu’elle éprouve, c’est plus fort que ça, elle n’ose pas dire que ce tableau l’hypnotise et la transporte dans un autre temps, elle n’ose pas dire ça parce que son mari ne comprendrait pas, non ce qu’elle dit plutôt c’est qu’elle l’aime bien ce tableau, qu’il ravive en elle des souvenirs d’enfance, qu’il lui rappelle quand elle était encore une petite fille dans ce même appartement et qu’elle regardait ce même tableau suspendu au même endroit dans le couloir, ce qu’elle dit aussi c’est qu’elle a encore les yeux qui brûlent, alors son mari lui dit qu’il faudrait qu’elle se décide enfin à aller voir un médecin, et elle de dire que ce n’est pas la peine, qu’elle a mal aux yeux depuis toujours, qu’elle devait être fragile, que ce devait être à cause de l’ordinateur, et de continuer à mentir en disant qu’elle est habituée maintenant.

Photo de Gaspar Uhas sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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