#LVME #04 | Mur, sol, clou, froid.

Un mur.
Blanc.
Vide.
Rien à dire d’autre. Peut-être lisse. Peut-être pas. Je ne vais pas vérifier. Pas aujourd’hui.

Il y a un sol.
Un mur, un sol, un angle droit. Tout ce qu’il faut. Ni plus, ni moins. La perfection. Ou l’ennui. Quelle différence.

Il y a un clou.

Ah. Oui. Un clou. Planté dans le mur Est. Pas au centre. Légèrement à droite. Ou peut-être pas. Je ne sais plus. En tout cas, il n’est pas droit. Pas tout à fait. Un clou de travers. C’est déjà quelque chose.

Qu’est-ce qu’il fait là ? Ce clou. Rien. Rien du tout. Il attend. Comme moi. C’est peut-être ça, son utilité. Attendre. Et il le fait bien. Mieux que moi. Moi, je bouge encore.

Il ne soutient rien. C’est sûr. Rien à porter, rien à retenir. Et pourtant, il est là. Une tête arrondie, plantée dans la chair du mur. Une tête qui brille faiblement. Un éclat. Pas de quoi se vanter.

Pas très loin, il y a une mouche.

Une mouche. Oui. Une petite chose noire qui marche. À la verticale. Sur le mur. Sur son mur. Ce mur qui est tout pour elle. Elle marche. Lentement. Toujours lentement. Une patte, puis une autre, puis une autre. Elle monte. Elle s’arrête. Elle repart. Elle descend. Elle ne va nulle part.

Parfois, elle tourne. Un cercle imparfait. Une arabesque mal foutue. On pourrait croire qu’elle danse. Mais non. C’est une mouche. Les mouches ne dansent pas.

Je la regarde. Je ne peux pas m’en empêcher. Ses petites pattes. Ses petites ventouses. Comment font-elles ? Elles défient la gravité. Moi, je m’y accroche. Elle, non. Elle s’en fout. Elle est au-dessus de ça.

Elle est presque au-dessus du clou. Mais pas tout à fait. Elle ne le touche pas. Elle ne le voit pas. Le clou ne l’intéresse pas. Elle a raison. Pourquoi s’intéresserait-elle à un clou ? Pourquoi moi, d’ailleurs ?

Il y a une fenêtre.

Percée dans le mur nord. Une fenêtre carrée, ou rectangulaire, je ne sais plus. Une fenêtre, quoi. Par laquelle une lumière entre. Oblique. Toujours oblique. Une lumière qui glisse. Sur le mur. Sur le sol.

Elle avance lentement. Presque pas. Mais assez pour qu’on sache qu’elle avance. Si on la regarde assez longtemps. Mais qui fait ça ? Qui reste là à regarder la lumière bouger ?

Le sol est gelé.

Le froid passe à travers les chaussures. Il remonte. Pieds. Chevilles. Genoux. Corps. Voilà ce qu’il fait, le froid. Il monte, doucement, mais sûrement. Il s’installe. Pas besoin de l’inviter.

Je regarde le clou. Je regarde la mouche. La lumière. Le froid.

Et voilà.

Il y a un mur, et il y a un sol. Ensemble, ils forment un angle de quatre-vingt-dix degrés. Cette image se répète, inlassablement, quatre fois, dans chaque coin de la pièce. L’angle droit est toujours le même, entre le sol et chacun des murs. Mais si l’on lève les yeux, cette géométrie s’inverse : les angles de quatre-vingt-dix degrés se déploient entre le plafond et les murs, orientés cette fois vers le bas. Il y a un bas, et il y a un haut. Du moins, c’est ainsi que nous le concevons.

Il y a une sorte d’uniformité qui règne sur le sol, sur chaque mur, et au plafond. Une uniformité voulue, pensée pour effacer les différences. Une surface homogène, sans reliefs marqués, qui insiste sur elle-même, comme pour mieux affirmer sa qualité de surface. Rien ne doit détourner l’attention de cette continuité lisse et sans aspérité.

Il y a une tache. Une tache qui interrompt cette neutralité . Elle n’est pas qu’une tache : elle attire l’oeil. Elle devient un événement dans ce vide uniforme. De la même manière, il y a un clou. Planté dans le mur, il n’est pas qu’un clou. Il transforme l’espace. Il suggère l’idée d’un usage, d’un manque, d’un objet absent qu’il aurait pu soutenir. Ce clou, ce n’est pas juste du métal dans la surface ; c’est un point d’accroche, une possibilité de pivot autour duquel le mur cesse d’être simplement un mur.

Il y a peut-être une veste parfois accrochée à ce clou. Une casquette, un bonnet, un béret. Il y a l’imagination et le souvenir se partageant toutes les idées possibles jusqu’à l’épuisement. A la fin il y a la même chose qu’au début. Il y a un clou planté dans ce mur Est.

il ya un léger mouvement périphérique. Dans celle de l’oeil fatigué de voir le clou. Il y a une mouche. Une mouche qui marche à la verticale, sur l’un des quatre murs. Pas très loin du clou. On aurait pu la prendre pour un autre clou. Vite fait. Mais la mouche ne reste pas en place. Pour elle, le haut et le bas n’existent pas comme pour nous. Ses petites ventouses au bout des pattes défient l’ idée de la gravité, de l’ordre des choses. Ce que nous appelons bas, haut, ou même sol, perd tout son sens dans sa perception. Cette mouche, insignifiante en apparence, bouleverse le sens commun. Qu’elle est agaçante cette mouche. Ce que nous, humains—et peut-être même les mammifères en général—avons l’habitude de penser, de dire, de notre place dans l’espace. Elle énerve. Elle déforme l’évidence de notre monde droit et structuré, révélant à quel point le haut et le bas sont des notions relatives, fragiles, probablement arbitraires.

Il y a une fenêtre dans le mur nord de la pièce. Il y a un paysage que l’on peut observer. Il y a un paysage sur lequel l’oeil peut se poser pour se donner un instant l’impression de s’évader de la pièce. Il y a un dehors. Il y a un dedans. Il y a une frontière matérialisée par le mur nord. Il y a une projection de lumière oblique sur le sol, il y a là aussi un angle à calculer. Il y a la question de savoir le calculer car cet angle ne cesse de se métamorphoser. Il y a une durée durant laquelle on peut s’amuser à chercher une solution. Il y a une durée dont on peut profiter pour s’évader dans une série interminable de questions sans réponse. Il y a le sol gelé. Il y a les pieds posés à plat sur le sol gelé. Il y a cette sensation de froid qui arrive au travers de la semelle de la chaussure et qui progressivement monte aux chevilles aux mollets, au corps tout entier.

Il y a ce mur, l’un des quatre. Pourquoi ce mur ci et pas ce mur là. Et il y a un sol. Ce ne sera pas un fa ni un do pas un fado, pas cette fois. Un sol et un mur il était une fois font toujours un angle droit. Il y a quatre murs, un sol, un plafond, c’est ce que l’on appelle une pièce, une salle, un lieu, un espace, un volume — Ce volume mazette quel formidable potence ciel ! Et puis oh mystère, que voyons nous là fiché dans la paroi nord ( il ne faut pas perdre le nord de vue) un clou. Un clou tordu comme un cigare tordu, un clou éteint, mais probablement en acier. Il en acier des ronds de chapeau ce vieux clou avant qu’oncque ne le visse. Et puis il y a le froid qui monte du sol, comme quelque chose d’hostile mais de nécessaire pour frapper la plante des pieds, se souvenir que nous sommes là pas ailleurs. Utilité des choses hostiles. Et des semelles trop fines. Tiens il y a une mouche. Nécessaire aussi pour oublier le froid qui monte depuis le centre de la terre jusqu’aux os à travers les chaussures bon marché. Une mouche avec au bout de ses pattes de mouche un genre de ventouse. Ne dites donc rien sur le genre dit une voix assexuée. Comment sait-on qu’une voix est assexuée d’ailleurs. J’ai le nez qui coule donc je me mouche. Il vaut mieux se concentrer sur le paysage. Sur la découpe de lumières ou d’ombres mouvantes, ça va ça vient, des grands arbres devant la fenêtre et qui se projettent à l’oblique sur le sol de la classe.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

2 commentaires à propos de “#LVME #04 | Mur, sol, clou, froid.”

  1. « Un mur, un sol, un angle droit. Tout ce qu’il faut. Ni plus, ni moins. La perfection. Ou l’ennui. Quelle différence. » Tout est perçu dans le regard du peintre. La matière en trois dimensions prête à sauter sur la palette en attendant le pinceau. L’épisode de la mouche est le plus vivant. Je pense soudain à Duras.

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