Vous devez passer à l’électrique dit le plombier, le chauffe-eau à gaz a rendu l’âme ; faute de meilleur emplacement il faut poser un ballon d’eau chaude dans la cuisine : Ah, dit ma mère regardant le soleil dessiner l’ombre du rideau de dentelle sur le mur décrépit, vraiment?
B. revient du marché avec une caisse de légumes et de fruits, ceux qu’on jette ou qu’on brade dans le meilleur des cas parce qu’il ne sont pas calibrés ou juste abimés : On va devoir installer un ballon d’eau chaude dans cette pièce, tu te rends compte, dit ma mère à B., moi qui ne sais même pas où ranger le faitout. Tu poses le frigo sur la machine à laver, tu supprimes un placard et c’est bon, répond B. l’œil rieur – ne nous ne savons pas, ni elle, qu’il y aura une autre guerre; nous ne savons pas, ni B., que durant cette guerre s’ajoutant à l’autre, B ne sera pas dans la rue pour crier ; nous ne savons pas ni elle que cette fois B. ne s’indignera en levant son verre de rouge. Nous ne savons pas qu’il viendra, que cette nuit-là il la battra à mort.
Est-ce qu’on peut savoir avait dit ma mère en remontant les jours sur son calendrier numérique si je lui avais demandé de venir dormir. Elle avait vu B. trois jours B. dans sa robe aux motifs africain avec ce collier de perles de bois, toute bronzée. Belle comme jamais et la lumière de septembre qui enluminait le métro aérien. Tu ne bois pas un peu trop ? disait parfois ma mère à B.
Dans la cuisine trop étroite, encombrée de souvenirs cassés et d’herbes aromatiques impossibles à jeter nous épluchons les légumes rapportés par B.. Donc vous allez refaire la cuisine, a dit B en rentrant du jardin les mains pleines de terre ; elle venait de planter un rosier ; B. s’occupait toujours des fleurs, les séjours de B. transformaient le jardin. Ma mère l’a prise dans ses bras, elle s’est raidie – B s’arc-boutait devant trop d’effusion : Attends je dois me rincer les mains, tu me sers un petit verre de vin.
Je m’étais proposée de repenser a cuisine, d’en dessiner les plans et de suivre le chantier : on ne va pas faire les choses à moitié mais refaire en conservant, j’ai dit, comme une espèce « d’Aufhebung » de la cuisine, j’ai ajouté : Auf. de quoi a demandé ma mère se tournant vers B – elles riaient-. On va inventer une nouvelle cuisine sans faire disparaître tout à fait l’ancienne, conserver de son histoire et surtout « son âme », j’ai dit – « âme » c’est un mot pour ma mère : c’est un mot qu’elle aime et qui revient toujours : Ton nouvel ami je me demande parfois s’il a une âme, m’avait dit ma mère.
Depuis les choses ont changé ; le mot s’est comme volatilisé ou bien emmuré, caché dans le vide créé entre l’ancien mur et le placo. La nouvelle cuisine est si réussie a dit ma mère c’est si beau ce que tu as su créer et tu lui as conservé son… Le mot s’est comme replié sous sa langue, puis elle a toussé.
J’ai regardé cet endroit comme jamais, pris des photographies du sol au plafond ; j’ai esquissé des plans, raturé, déplacé en faisant et refaisant mentalement les gestes : couper, cuire, laver, ranger, s’assoir, peler, parler, rêver, s’aimer, pleurer, se dire des choses définitives, se réconcilier … on est si bien dans une cuisine: C’est ta pièce favorite non ? Mais B. préfère le jardin.
Je me souvenais à peine de la terre battue de 1967, quand mes parents avaient acheté cette pièce qui deviendrait notre cuisine n’était qu’une espèce de chais avec une cheminée pourtant. Notre cuisine , sa table trop haute inamovible, le placard mural fixé trop bas, spécialité de mon père – on peut gagner le prix du meilleur décor et passer à côté de la vie matérielle ( pourtant mon père cuisinait très bien avec beaucoup d’huile et de poivre ). Ces heures passées dans la cuisine pas pratique mais chaleureuse; les portes de placard qui une fois ouvertes vous bloquaient contre le mur; les bosses qu’on se faisait en se cognant au placard du haut placé trop bas quand on se relevait d’avoir cherché dans celui du milieu placé trop haut ; ce banc un coffrage de ciment avec pierre apparentes qui nous entraient dans les fesses malgré les coussins plastifiés orange ramenés du jardin qui finissaient de toute façon par glisser et se retrouver par terre ; la table de chêne vitrifié, une récup de film d’une solidité à toute épreuve, fixée au sol – je me demande encore pourquoi il l’avait fixée –, les pieds cimentés entre les carreaux de terre cuites, un nuancier de roses et d’ocres magnifique et poreux sur lequel le sable ramené de la plage inventait des collines…
En quarante ans la cuisine avait peu changé, ma mère avait fait carrelé tout le mur au dessus de l’évier et de la gazinière ( cette gazinière qu’on remplaçait régulièrement parce qu’ici tout finit par rouiller. Elle avait rendu la table de chêne vitrifiée mobile et fait raboter les pieds , le banc de pierre avait été détruit et le vaisselier trouvé dans la maison et installé le long du mur de la cheminée condamnée poncé…
J’ai imaginé. Dessiné. Cassé. Conservé. Un hiver. Un printemps.Et ce mois de juin revenu. On dirait la même pièce en beaucoup plus grand, a dit ma mère, elle avait quelque chose dans le yeux, ils brillaient ; après nous sommes allées dans le jardin. Le rosier avait deux roses des jaunes. C’est bizarre a dit ma mère je me souvenais qu’elles étaient roses.
Comme elle est pleine de la vie cette cuisine. Merci Nathalie
Merci Ugo