Au second étage côté droit, la vue depuis la porte-fenêtre de la cuisine embrasse les nouveaux quartiers et les arbres de la haie du jardin d’en bas ne sont pas encore assez haut pour accrocher les rayons du soleil. Ce douze mai mille-neuf-cent-soixante-sept, la pendule en bois posée sur le buffet indique midi et quart. À cette heure, la pièce est éclairée d’une lumière puissante et douce. La cuisinière à gaz à trois feux en émail blanc est éteinte. Elle est d’une simplicité qui n’a pas encore été dépassée par la technologie de la modernité. Elle est reliée au robinet d’alimentation en gaz de ville auquel l’immeuble, de construction récente, est rattaché. L’évier est en céramique blanche avec un emplacement pour le cube de savon de Marseille sur lequel est posée une éponge métallique. Le pot de café avec son porte-filtre rempli de marc sombre tiédit sur le dessous de plat en osier posé sur la table ronde de bistrot au milieu de la pièce. Un torchon humide est suspendu au crochet près du bac. Une pile d’autres torchons, propres ceux-là, sont empilés au-dessus du réfrigérateur qui ronronne. On peut imaginer que la salade qui se trouve à côté de l’évier va bientôt être lavée et préparée, que les deux tranches de jambon dans le réfrigérateur vont l’accompagner dans les deux assiettes en porcelaine blanche sorties du buffet, avec les couteaux, fourchettes et petites cuillères, ainsi que les verres. Il faudra faire cuire une poignée de riz aussi.
Au premier droit, juste en dessous, les volets pliants de la porte-fenêtre préservent la pièce de la canicule extérieure. Ce vingt-trois juillet mille-neuf-cent-quatre-vingt-quinze, l’horloge de la cuisinière indique quinze heures quarante. Il fait sombre dans la cuisine vide, un chat dort sur l’assise en paille d’une chaise. Le silence serait installé si un couple de serins ne babillaient dans la cage posée sur l’étagère. Dans l’évier noir en composite de quartz et de résine, trois tasses à café attendent d’être rincées. Le lave-vaisselle est entrouvert, la machine à dosettes de café est éteinte. À l’intérieur du réfrigérateur, deux bouteilles d’eau minérale intactes, une demi-bouteille de rosé, une brique de lait. Beurre, anchois à l’huile, mayonnaise, cornichons, trois tranches de gigot cuites, des haricots verts pas encore triés dans un sac en papier, cinq œufs, six yaourts nature, trois citrons, un steak haché dans du papier rose, deux poivrons verts. Et dans le compartiment supérieur du réfrigérateur, trois bacs à glaçons pleins, un carton de six cornets de glace à la vanille nappés de chocolat noir avec des éclats d’amandes et un autre ouvert contenant deux rectangles de poissons panés et surgelés. De l’autre côté, un comptoir contre le mur et trois chaises hautes avec assises en paille. Et un chat qui dort. Gêné par les oiseaux, il va bientôt se lever en leur jetant un regard mauvais pour aller se réfugier dans le salon lui aussi désert.
Au premier face à l’escalier, juste à côté, le studio est inoccupé depuis plus de deux mois. Pas même un chat. Ce quinze novembre mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre, il est dix-sept heures dix, mais rien ne l’indique en cet endroit. La pièce est vide et n’a rien d’accueillant, le coin où est censée se trouver la kitchenette est composé d’un évier de petite taille au coin de deux murs carrelés sous lequel un tuyau gris disparait sous le sol poussiéreux. Il n’y a rien d’autre que le fantôme d’une cuisine. Il n’y a rien d’autre que l’imagination d’un écrivain pour croire que l’endroit a été habité durant deux années par un étudiant en physique appliquée que la bourse d’études finalement refusée la veille de la rentrée a obligé de s’en aller. Avec la table, les deux chaises, le canapé-lit, l’étagère à vaisselles, à livres et à vêtements et la petite cafetière italienne ramenée de Rome lors du seul voyage à l’étranger qu’il ait jamais fait avec ses parents. Seul vestige de son passage, un verre à moutarde à l’effigie de Goldorak est posé dans l’évier et semble attendre de vivre de nouvelles aventures. Il y a aussi la trace des pieds de la table sur le sol, une petite table carrée sur laquelle l’étudiant mangeait des céréales, lisait une bande dessinée, noircissait des pages de calculs improbables, écrivait à ses parents qui lui manquaient, s’endormait parfois quand il se laissait envahir par la fatigue, épluchait des carottes. Mais il n’y a plus de vie en cet endroit.
Au second étage gauche, ce n’est pas la vie qui manque. Ce vingt-quatre mars deux-mille-vingt, l’écran digital du réfrigérateur indique vingt heures trente-cinq. Mais l’heure n’est pas importante en ce temps particulier. Le jour non plus. Cela fait maintenant une semaine que le confinement a été déclaré et les six membres de la famille se répandent dans les moindres recoins de l’appartement trop petit. La cuisine est un no man’s land, une zone de discussion, là où on signe les pactes de non-agression. La machine à café high-tech semi-automatique doté d’un broyeur intégré avec huit réglages de mouture, deux bacs à grains distincts et trois niveaux de température d’infusion est branchée en permanence, même à cette heure-ci. Le congélateur-armoire est plein à craquer et les repas de la famille sont assurés pour les quinze jours à venir. L’évier en pierre reconstituée est immaculé, aucun couvert sale n’y traîne. Le robot cuiseur multifonctions trône au-dessus du lave-vaisselle, entre la machine à presser les agrumes et la bouilloire japonaise. Un rouleau de papier essuie-tout est posé à côté d’une corbeille de fruits, bananes, mangues et litchis. Un téléphone portable est en recharge. Un paquet ouvert de sablés est posé sur le bord du plan de travail et quelques miettes tombées au sol trahissent son pillage. Une liste des courses à compléter est disposée en évidence. La porte-fenêtre entrouverte laisse entrer un filet d’air froid dans l’appartement.
Au rez-de-chaussée, un autre coup de froid a envahi la cuisine. Ce trois avril mille-neuf-cent-soixante-quatorze, la pendule en plastique accrochée au-dessus des casseroles indique sept heures vingt. Posé sur le réfrigérateur près de la porte-fenêtre donnant sur le jardin, un poste de radio égrène les nouvelles du jour comme tous les matins. La veille au soir, le président Georges Pompidou est mort. La veille au soir, la famille a soupé frugalement d’un potage de légumes et d’un morceau d’emmental, un yaourt pour les enfants pendant que Georges Pompidou mourait dans son appartement parisien de l’île Saint-Louis. Disposée sur un set de table, la cafetière électrique cliquette et déverse l’eau chaude sur le café moulu dans le filtre. En dessous, le liquide noir goutte dans le pot en verre pendant que l’odeur chaude du café envahit la pièce, accompagnée de celle du pain grillé dont les tranches surgissent du grille-pain près de la cuisinière. Les torchons propres sont rangés dans un tiroir afin qu’ils ne prennent pas la poussière. La table de la cuisine a deux rabats qui permettent de gagner de la place quand il n’y a personne. Pour le petit-déjeuner, elle est dépliée. Une boîte de chicorée est posée sur la table à côté d’une motte de beurre et d’un pot de confiture d’oranges. Un bol de chocolat au lait fume. La journée va se dérouler comme si de rien n’était. Comme si personne n’était mort.
Au second étage face à l’escalier, personne de connu n’est mort. Ce dix septembre deux-mille-trois, le réveil posé sur le comptoir du studio indique dix heures moins le quart. Sur le réchaud à gaz de camping, une casserole d’eau frémit avec deux œufs en train de durcir. À côté, un paquet de biscottes ouvert, un pot de miel et une boîte de café soluble. Un verre rond aussi, de ceux dont on voit le numéro au fond, avec une cuillère dedans, et une brique en carton contenant du sucre en morceaux. Un saladier transparent recueillant deux poires et deux pommes est disposé au bout du comptoir. L’affichage lumineux du four à micro-ondes clignote. Derrière le comptoir, un pot de cornichons, une salière, deux boîtes de maïs en conserves, une terrine de pâté, un moulin à poivre, un paquet de serviettes en papier, deux sachets de spaghettis, trois bocaux de sauce tomate, une demi-tablette de chocolat, une bouteille d’huile d’olive presque pleine, un sachet de pain de mie, un fond de bouteille de vinaigre de vin, deux canettes de bière, cinq bouillons-cubes, un sachet de noix, un tube d’aspirine, une moitié de croissant, un couteau à pain, une tête d’ail. Une main débarrasse le comptoir, une autre passe une éponge humide sur la surface avant de se retrouver sous l’eau du robinet. La main presse l’éponge dans l’évier avant de la poser près d’une bouteille verte en plastique contenant du liquide vaisselle. Puis elle s’envole et quitte la cuisine.
Au premier gauche, rien ne vole dans l’appartement, pas même une mouche. Ce vingt-neuf janvier deux-mille-onze, la montre mécanique posée sur une serviette en tissu dépliée sur le meuble blanc de la cuisine indique exactement dix-neuf heures. Une bougie est allumée, plongeant la cuisine dans une atmosphère étrange. Sur une longue étagère, des bocaux en verre contenant des graines sont alignés. On peut lire sur les étiquettes, lin, courge, fenouil, sésame, chia, cumin noir, badiane, sésame, tournesol, moutarde, pavot. Sur les couvercles de petites boites en fer blanc, est écrit fèves tonka, noix de muscade, clous de girofle, piment d’Espelette, cardamome, poivre blanc, cannelle, baies roses. Sur de grands pots en terre cuite, est inscrit thym, romarin, estragon, ciboulette, réglisse, ail des ours, persil, sarriette, origan, cerfeuil, coriandre, laurier sauce. Et puis, au bout, dans d’autres boites métalliques, thé earl grey, thé vert, thé noir, café, verveine, tilleul, camomille. Sur l’égouttoir de l’évier en pierre de lave, une cafetière à piston reversée sèche. Près de la fenêtre, des graines de haricot mungo, de luzerne et de brocoli germent et un plant de basilic effeuillé tente de survivre dans un pot trop petit. Un bol de sel fin semble perdu près de la gazinière. Une bouteille d’huile de pépins de raisins côtoie une bouteille de bière blanche bio et une autre de vin rouge biodynamique. Des galettes à la farine de châtaigne. Des amandes grillées. Du sucre rapadura de couleur beige clair.
Merci pour ce récit historico-sociologico-ethnographico-poético littéraire. Perec et Ernaux plânent dans l’atmosphère…