Derrière la porte grande ouverte de l’immeuble maintenue dans sa position grâce au paillasson qui empêche le ressort de la refermer, une jeune femme avec son tablier bleu clair d’invisible passe la serpillière sur le sol du hall d’entrée. Sur le carrelage lisse figure un agglomérat de graviers plus ou moins clairs qui signe la modernité des années 60. Sa surface humide brille sous la lumière blanche des lampes murales jusqu’à ce que le minuteur en bout de course plonge l’espace du dedans dans une obscurité entre parenthèses. Le temps d’appuyer de nouveau sur l’interrupteur, d’essorer la serpillière grise dans le seau et de reprendre le ballet du balai dans ses va-et-vient réguliers. Elle a une vingtaine d’années, la peau marron d’un pays du Maghreb et la démarche claudicante qu’une prothèse de hanche lui inflige.
La tête de l’appendice recouverte de son linceul cogne d’un battement régulier sur la plinthe à la naissance du mur. Des marches de l’escalier qui s’enfuient vers les étages grouillant de vies d’intérieurs résonne le cœur de l’immeuble sous les coups de butoir du balai-brosse. Les gants en latex rose de la jeune femme qui enserrent le manche en bois viennent et reviennent dans le sac et le ressac de vagues secrètes. La mer imaginaire fleure le citron de synthèse et l’eau de Javel. Le parfum de propreté s’envole du sol sitôt la serpillière effleurée pour s’évanouir dans l’espace de la cage d’escalier, et de rejoindre le hall d’entrée, et de disparaître dans la rue à la faveur d’un courant d’air. Et toujours ce battement irrégulier, et toujours ces mains colorées qui font valser le balai, et toujours cette respiration de l’immeuble qui résonne de l’intérieur.
Derrière la porte d’entrée encore ouverte, posés sur la rangée de boites à lettres en bois, un chiffon, une bombe aérosol, un produit ménager dans un bidon en plastique et un berlingot de Javel tout juste entamé qu’une pince à linge maintient fermé. Les outils de l’invisible trônent encore un court instant, trophées éphémères, ils vont bientôt disparaître. La jeune femme porte en boitant le seau dans la rue pour vider dans le caniveau son contenu. L’objet rincé au robinet extérieur accueille les ustensiles prestement ramassés ainsi que la serpillière essorée. Un coup de pied dans le paillasson savamment dosé libère la porte d’entrée qui se ferme en claquant. Seau et balai disparaissent aux mains de la femme de ménage qui avant de s’enfuir par une porte dérobée entre caves et garages coche sur une feuille épinglée au mur la case du travail réalisé : ce jour, jeudi 9 avril 1981, le ménage de la cage d’escalier et du hall d’entrée a été fait.
merveilleux – le détail – chaque geste en sa précision et en même temos la poésie s’installe (j’ai un peu mal au dos après ces tâches)
Cela fait déjà un bail que les Dames et Hommes de ménage ne nettoient plus les sols avec des serpillières des balais brosses et de la javel. Aujourd’hui, les chariots de ménage permettent d’essorer et de rincer des rectangles ou des sortes de plumeaux emmanchés en lamelles synthétiques. Les cahiers des charges réglementent les matériaux utilisés. Ton personnage a plus de quarante ans d’âge et il n’est peut-être plus en vie, elle est à plaindre assurément. Je plaide pour les conventions collectives et la suppression définitive de ce type d’esclavage moderne. Ton texte pourrait servir d’argumentaire. Il suffirait de faire des prélèvements bactériologiques pour qu’on prouve qu’elle était elle-même en danger. Le berlingot fermé avec une pince à linge est aussi une aberration. Faire le ménage avec un robinet d’eau froide et un seau pesant est une idiotie parfaite. S.O.S Prudhommes !