#LVME #02 | à pied ou l’homme sans machine

Aujourd’hui, lundi 25 novembre, on lui a dit de faire le piquet. Il est face à la tractopelle. Il fait signe aux voitures. Avec sa main qui dit allez on roule, on y va. La machine a cassé la couche d’asphalte sur toute la longueur de la seule voie praticable. Ça fait comme une petite explosion avec tous les morceaux hirsutes et hérissés comme un barrage de police. Et le minuteur du feu tourne. Il le sait, c’est lui qui l’a réglé. La route est réduite à une seule voie. Toute la journée ce sera le défilé des conducteurs impatients, le pied sur l’accélérateur, les yeux fixés sur les chiffres rouges qui marquent le décompte, prêts dès que… Un bloc d’asphalte plus pointu et plus haut que les autres, plus menaçant aussi, et l’autre perché en face qui veut que les voitures passent. Il lui hurle que ça passe. Il ne craint pas les conducteurs, lui, tout en haut dans sa cabine de plexi glace. Retranché derrière son bras articulé d’acier fort à casser les routes. Une voiture blanche s’est arrêtée, malgré sa main qui fait des moulinets, malgré les cris de la tractopelle. La minuterie continue sa course. Il ne faut pas tout dérégler. La conductrice l’interpelle. Elle veut qu’on enlève le bloc. L’homme de la tractopelle rouspète après lui. Ça passe, ça passe. Elle au volant, refuse. Ne se laisse pas démonter. Elle ne bougera pas. Il faut qu’il parlemente avec l’homme perché en face. À cause de la minuterie. À contrecœur, le bras mécanique revient dans la tranchée, dans un bruit d’enfer s’agite un peu comme on mélange les lettres du scrabble et c’est sans conviction. La voiture avance. Les pneus en passant par-dessus font un sale bruit. C’est pas fait pour rouler là-dedans, une voiture. Il est bien d’accord. Mais le défilé a repris. Il ne devra pas remonter tout en haut pour régler le feu et sa minuterie. Certains jours on lui dit de remplacer le feu. Il fait carrément son travail. Il doit brandir le panneau avec le rond rouge pour stopper les voitures. Alors il se prend pour un gendarme qui fait la circulation. Son gilet le protège. Il est visible par tous les temps. La route vient d’être rebouchée après les gros travaux du tout à l’égout et voilà qu’il faut recommencer, ouvrir de nouvelles tranchées. La route a toujours été large, assez pour qu’on y ajoute une piste cyclable. Ce qu’ils ont fait il y a peu. Mais le revêtement a été laissé en l’état avec l’asphalte truffé de boursouflures. Mieux vaut pousser son vélo sur le trottoir si tu veux arriver entier en bas et éviter la piste cyclable. Les travaux passés auraient pu arranger les choses, mais ils s’étaient arrêtés à l’autre côté de la voie. La pente est très forte. Elle conduit directement aux plages. Les villas estivales en bordure sont parmi les plus anciennes. Les petites routes qui filent à gauche sont des voies privées qui desservent celles construites sur la falaise et qui ont vue mer. Marcher juste à poser les pieds sur la route devant chez ces gens-la, tu n’as pas le droit. Sinon à la pause, il serait bien allé voir la mer.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

2 commentaires à propos de “#LVME #02 | à pied ou l’homme sans machine”

  1. Le bloc d’asphalte menaçant comme dans le tableau de Gaspard David Friedrich le sol hirsute en blocs de glace … et les villas estivales où on a pu danser … la route la travtopelle et l’homme : un paysage

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