#01 | Entre chien et loup
#02 | A la caisse
#03 | Cuisine ouverte
#04 | Open space ?
#05 | La souterraine
#06 | Soirées du Lac
#07 | Pseudo-pseudos
#08 | Des histoires, histoire de
#09 | De cinq à sept
#10 | L’affaire du sanglier
#11-12 | La Karrière
#13 | Cam writer
#14 | Délice de ruines
#14 | Délice de ruines
Mais qui s’arrête à Sauveterre est sûr d’une chose : ce lieu est une ruine, et tout ce qu’il y a à découvrir d’un tant soit peu intéressant, avec pas mal d’imagination, Jack, c’est rien d’autre que les traces infimes de son effondrement. Si infimes, d’ailleurs, que tu peux pas les repérer sans un guide. Sans lui, tu passes à côté sans rien voir. Oh ! si tu veux mon avis, la seule chose qui a survécu à l’effondrement, c’est les pines. Tu sais, ces pâtisseries, ces gros choux qui remplissent les vitrines des boulangeries de la ville, et de tout le pays, peu avant Pâques, et ça devrait d’ailleurs pas tarder. Tu restes avec ton sentiment de ruine, mais une ruine en soi, disons. Une ruine aussi naturelle qu’elle a l’air perdue, échouée là pour rien. Une ruine dont tu peux pas, et même tu veux pas, imaginer qu’elle ait pu être autre chose que ça. Tu veux pas croire qu’elle soit le signe d’une fin, donc d’une histoire, donc d’un début. Non, tu restes avec ça, avec ta ruine pure, Jack, au fond de toi. Y en a de deux formes : en forme de nœud, un peu comme si t’avais noué un bout de pâte long comme un chichi, disons, avant de le cuire — et franchement, va faire un nœud avec ce genre de truc mou qui arrête pas de te coller aux doigts… il paraît que c’est comme le roulement de tambour, c’est vraiment tout con, mais il faut des heures et des heures de pratique avant de maîtriser la chose… Bon et puis, plus direct : en forme de bite. Je te jure, Jack, ça a vraiment la forme d’une bite ce gâteau ! Des bites à n’en plus finir dans les vitrines. Y a peut-être que l’Île de Pâques et ses bataillons de Moaïs pour te donner une idée de l’impression que ça fait. Les Sauveterriens adorent. Surtout les fourrées. Eh oui, parce que y en a de deux sortes de ces pines : les natures, juste la pâte croquante, un brin caramélisée sur le dessus, et moelleuse dedans, avec un parfum assez doux, vanillé sûrement, peut-être un peu de fleur d’oranger, mais aussi légèrement anisé, et sûrement d’autre chose, un alcool forcément, du kirsch… ? un fond de cougnat, comme ils disent, mais alors réduit à l’essentiel, comme si t’avais laissé la pâte lever 24 heures sous les toits de la distillerie pour qu’elle s’imprègne de la part des anges… ? Les traces ? J’en sais rien. J’ai rien vu quand j’y suis passé, y avait pas le guide. Bon je te raconte n’importe quoi mon vieux Jack, mais avoue que ça te déplairait pas de dormir sous ce genre de toit. Le guide, c’est avec les beaux jours et les curistes en mal des thermes. Faut pas croire, c’est assez touristique Sauveterre. Trop même pour les Sauveterriens. Y en a qui disent que ça les perdra. Mais pour ce qui a déjà été perdu, c’est le guide. Y a personne d’autre. Bref ! les natures, et : les pines fourrées. Eh oui, les Sauveterriens, ils ont poussé le vice là où ça fait mal : des choux en forme de bite fourrés à la crème. Et là encore, deux écoles, c’est une pâtisserie de double au cube, cette chose : des pines à la crème pâtissière, limite au beurre vu comme ça tient au corps et comme ça colle à la langue. Les traces de l’effondrement originel, c’est comme la potion magique des pines : avant d’en connaître les ingrédients, la recette et la technique, faut passer des épreuves de sélection, et rien à voir avec la pâtisserie quand il s’agit de savoir tenir sa langue pour la vie. Ben même chose pour le guide, Jack. Et c’est dans ce genre de crème que tu sens le plus l’alcool, y a même des pâtissiers qui se lâchent, ils appellent ça le délice en feu… ! Et puis c’est pas le guide touristique qui répète tout l’été le même texte avec le même ton toujours plus monocorde et qui finit par s’écouter parler au point de plus entendre une question. D’après ce que j’ai compris, faut être un vrai chercheur de traces. Apparemment, c’est pas parce que t’aperçois une trace ici aujourd’hui que tu la retrouveras le lendemain. « Question de dimension », on m’a dit. Je sais pas trop si on voulait dire que ça dépend du climat, de ton humeur ou de la conjoncture économique, parce qu’ils ont de ces formules à Sauveterre… En tout cas, les traces, elles restent pas forcément au même endroit. Bon, et puis l’autre école : une crème chantilly bien plus légère, mais pas moins savoureuse… c’est peut-être même là que le goût des pines nature est le plus relevé, avec les crèmes aérées… et tant pis si ta pine est trop chargée et coupée en deux au point de plus ressembler qu’à un nuage… Elles font fureur, ces pines-là. Un jour c’est ici, un autre c’est là, et puis là-bas. Les traces, elles apparaissent, elles disparaissent. Y en a même qui pensent qu’il y en a qu’une. Une seule et unique, et elle se déplacerait. Y en a d’autres qui croient que c’est la manifestation même de cet effondrement originel, qui serait toujours en cours en fait. Des trous noirs, tiens ! On imagine toujours un truc massif loin là-bas dans l’univers, invisible. Mais tu sais, y a des astrophysiciens qui imaginent qu’ils pourraient se manifester là, sous nos yeux, et de manière incessante ? simplement tu verrais rien, tu sentirais rien parce que ça se jouerait à une dimension infinitésimale ? Bref ! le guide de Sauveterre, c’est un chercheur de traces. Et c’est lui seul qu’il faut suivre. Si tu voyais les Sauveterriens mordre là-dedans à pleines dents… et leur malin plaisir de s’en foutre, c’est le cas de le dire, Jack, sur le bord des lèvres, du sucre glace sur le bout du museau… Et ma foi, ça leur va bien aux Sauveterriens. Tu sens bien qu’ils ont ce côté-là, de blague potache plutôt navrante dans le regard — et encore plus dans leurs mots : tarte à la crème. On dit que ceux qui se sont fiés à d’autres ont été emmenés dans la Karrière et abandonnés à leur sort dans la zone la plus profonde. On a retrouvé aucune trace, hormis les ruines habituelles. Alors si tu veux, même si j’y retourne un été, à Sauveterre… à la recherche de traces fantômes d’un effondrement de rien avec un faux guide, Jack, dans une ruine de pure perte…

#13 | Cam writer
Dernières lignes, sûrement pas droites. on reprend ce conditionnel et on le transpose en soi-même en écrivain en train d’écrire ce livre cette projection dans le futur et l’annihilation du lieu non pas certes un futur de science-fiction, mais ce tout petit décalage où c’est l’incertain qui gagne...

Les caméras |
Rien d’autre pour l’instant que le titre (ou le thème), mais je vois bien les différentes scènes d’écriture, ou de sa préparation. Me manque l’approche (ou l'accroche).
On le voit dans l’allée qui mène au château, debout, tenant des deux mains son téléphone à hauteur du visage pour une photo, un banc sur sa droite, un escalier juste derrière. Il recule une fois, deux fois. Il ajuste le téléphone, un peu plus haut. Quelqu’un passe. Il baisse le téléphone et observe l’écran, la tête courbée. Il se retourne et descend l’escalier. Mais il s’arrête au milieu, rallume le téléphone et prend la pose pour prendre en photo la boîte à livres en haut de l’escalier, un tonneau rouge à porte vitrée carrée.
On le voit dans les Galeries noires, avec Emma. On les voit à l’entrée du passage souterrain, en face de la tête de monstre dessinée sur le bloc rocheux qui a l’air encastré dans le mur. Juste en face de la caméra, comme des ombres dans le contrejour. Des ombres en grande discussion.
On le voit en plongée dans la fille des caisses automatiques du supermarché, le panier au sol entre les jambes. Il prend des notes sur un carnet. Il relève la tête de temps en temps et regarde souvent sur sa droite, du côté de la caissière qui enchaîne les produits sur le tapis, parfois en s’avançant un peu. Pendant que l’hôtesse des caisses automatiques va en débloquer une à l’aide de son passe, retourne s’assoir à son pupitre, se relève aussitôt pour débloquer une autre caisse.
On le voit aussi dans le parking, dans une allée presque vide, agenouillé au-dessus d’un de ces gros yeux noirs qui détectent et décomptent les véhicules garés. Un fourgon s’arrête à son niveau, repart. Il a disparu.
On le voit sous les ombrières du parking du casino. Il prend des photos avec son téléphone, au milieu des voitures, en direction de la haie. Il se souvient, la trouée, le bâtiment derrière, un gros bloc blanc. Il se souvient aussi, avant, que ce n’était qu’un emplacement de petits cailloux blancs, une zone de parking souvent vide. Et il retrouve cette vielle vidéo où on le voit sur la table de pique-nique en bois, sous un arbre, une haie dans le dos, une poubelle en bois pas loin. Et ce petit lampadaire bleu roi gagné par la végétation. Il est toujours là aujourd’hui, au milieu du parking de la résidence. Non, on l’a changé pour un autre, à double luminaire.
Il était loin d’imaginer se retrouver, ici et là, traversant la rue, posté à un coin de mur, entrant dans un magasin, assis dans un hall. Il n’avait pas pensé qu’il pouvait se voir, lui aussi, avec ces vidéos de caméras de surveillance de toutes sortes en ligne, ici, là, le calepin et le stylo à la main pour quelques notes, ou le téléphone pour faire une photo. La surprise de se découvrir au milieu de la foule ou dans un lieu désert, en train de préparer son écriture, fut totale, assez déroutante. Mais, passé cet instant, ce n’était pas pour lui déplaire. Il a repensé à Sophie Calle poursuivie par le détective qu’elle a engagé pour la filer et l’espionner. Et, là, il pouvait être lui-même ce détective traquant, à travers le dispositif de surveillance par l’image, comme les criminels ayant commis un crime, d’un moment à l’autre, d’un lieu à l’autre, avec les dates et les heures, les durées, dans telle et telle situation, tout un contexte préalable au texte, toute une aventure de l’écriture en amont d’elle-même, du coup qu’elle prépare et qui n’est autre qu’elle-même, texte en tête.
(Un texte qu’on intégrera quelque part, au milieu de ce qui suivra.)
On le voit à L’Aparté. Avec Camille de dos, masquant de temps en temps son visage, dans la petite salle, pour un café. La table à côté d’une fenêtre. On devine les gens qui passent, dehors, aux ombrages furtifs. Le serveur va et vient, plateau plein, plateau vide. Une autre fois au fond de la salle de restaurant, sur l’estrade à côté des bouteilles des étagères de bouteilles de vin. Il avait oublié le potage dans la grande assiette creuse. Il revoit aussi Danièle et son mari, près de la petite entrée sur le côté. Le mur aux pierres apparentes.

Avec eux encore, dans la ruelle souterraine, entre les murs. On les voit passer, disparaître à un coin de mur, réapparaître à un autre. On les devine dans le petit tunnel voûté, devant une vieille porte taguée.
On le voit assis sur un banc en pierre du parvis de l’église, en face des traces des sarcophages qu’on a retrouvés en le rénovant. Des traces, des barres d’acier Corten rouillées. Il observe la femme qui passe devant l’église, dans un filet d’ombre, pantalon bleu ciel, t-shirt blanc, sac à main noir. Il se relève, quelque chose tombe de sa poche arrière. Son téléphone ? Son calepin ?
On le voit, de loin, sur le parking de l’ancien Squale abandonné. Il s’approche de l’entrée, longe le bâtiment, revient sur ses pas et fait la même chose de l’autre côté. Il est sûr que c’est lui, grâce à la date et l’heure. Il se souvient de l’ombre allongée des grands thuyas sur le parking vide.
On le voit accoudé sur la barrière du Portail National, la rue dans son dos, une rangée de pavillons, quelques voitures garées. Il est en train de taper de l’index sur son téléphone. Un texto ? On l’aperçoit un peu en contre-plongée, la caméra semble se trouver au milieu d’arbustes, dans un terrain herbeux. Une caméra de chasse ?
On le voit dans la médiathèque, à l’étage, sortir quelques livres, observer la couverture, la quatrième, feuilleter. Et puis il en prend un et va s’assoir dans un petit fauteuil en cuir, presque en face, dans une sorte de niche de livres. Il se cale dedans et le feuillette, avant de commencer à le lire et de sortir, d’un sac qu’on ne voit pas au pied d’une étagère, une trousse et un cahier. Plus il remonte le temps des vidéos, plus il se voit souvent dans la médiathèque. C’était le temps de la fin des études. Il venait là, avec ses livres, ses cahiers et ses blocs, sa machine, mettre au propre ses notes, avoir un accès en ligne.
On le voit dans les galeries de la Karrière, aller et venir. Errer au milieu des autres dans les grandes salles vides et illuminées du Kœur. Le nez parfois collé à la paroi, son visage en gros plan. Il devait inspecter un dessin sur la roche, ou une photo accrochée. Il recule et prend une photo avec son téléphone. Sort un carnet pour quelques notes. On le bouscule. On le retrouve dans une autre salle, plus sombre, une salle du Kosmos, vide, à côté d’un pan de roche effondré, assis sur un bloc, adossé à la paroi. Immobile pendants quelques minutes, il finit par sortir du sac à dos à ses pieds son téléphone et un carnet, un stylo dans la poche de sa veste. Avec la lampe du téléphone dans la main gauche, il éclaire le carnet sur ses genoux et tente d’écrire de sa main droite, tremblante. Le carnet tombe.
On le voit sur le pont de Sauveterre, la rivière en crue, au bord de passer par-dessus le pont, elle a envahi le parc de jeux des enfants, les têtes de quelques structures émergent, elle ressort dans le grand parc avec force. On le voit debout en train de filmer depuis le pont, en faisant un tour sur lui-même.
On le voit dans le hall des urgences, sur un brancard, emmitouflé et sanglé. Les bras repliés sur la poitrine, on devine qu’il a sorti un carnet et qu’il note quelque chose. Ce que les pompiers et l’agent d’accueil se disent ? Ce qu’il voit autour de lui ? Ce qu’il vient de lui arriver ?
On l’aperçoit plusieurs fois dans sa voiture. Il vient de se garer, mais il reste un instant, parfois un long moment, sans sortir. Il observe autour de lui. Il a l’air de parler tout seul.
On le retrouve même chez lui, dans son bureau, pendant une visio Zoom. Une rencontre avec une autrice d’origine japonaise. Il se souvient qu’il était question de voix, de fantômes. De fleurs aussi. Et on le voit, dans la mosaïque de dizaines de visages, comme autant de photos d’identité fichées sur un mur, mais vivantes. Il se voit, à travers sa caméra espion, constamment affairé, comme s’il n’écoutait pas, toujours à prendre une note sur un cahier, à relever la tête et se concentrer sur un écran qu’on ne voit pas, ses yeux fuyant d’un côté, de l’autre, en même temps que la main et les doigts s’activent sur la souris, et tête soudain baissée les mains sur le clavier. On n’entend rien. On le voit taper. Avec, dans son dos, une partie de sa bibliothèque, ses tranches de livres alignées, d’autres devant, empilés, trois tas de disques désordonnés, une boîte en bambou contenant un taille-crayon, un petit spray, la lampe frontale noire, d’autres objets non identifiables, et des pots à crayons en verre, des stylos fluos, des ciseaux, un grand tournevis bleu, un petit transparent, une petite lampe torche, un boitier de vieilles disquettes en dégradé de couleurs (bleu, vert, jaune, orange, rouge, dans un vide-poche blanc des fils de connexion noirs, ce qui ressemble à son premier téléphone à côté. Il parvient même à lire deux titres de livres : La Corde au cou, Foutez-vous la paix !

#11-12 | La Karrière
La nuit dernière, on a enfin inauguré la Karrière. Il n’aura pas fallu plus d’une minute aux représentants de Sauveterre pour présenter ce projet qu’ils soutiennent depuis longtemps : « Voilà. L’affaire de toute une vie. Vous avez toute la nuit pour découvrir par vous-mêmes de quoi il s’agit. Je vous dirai simplement que vous êtes libre d’aller où vous voulez dans les méandres du labyrinthe que constitue ce lieu depuis ses origines. Mais, évaluez bien vos capacités, physiques et mentales. Ici même, la zone de la Karrière, vous trouverez les méandres des anciens thermes troglodytes que tout le monde connaît, mais réaménagé. C’est un petit labyrinthe facile. Ensuite, au bout là-bas — un signe de la main indiquant la direction des anciennes carrières —, le Kœur : c’est la zone, l’espace même de la carrière d’Heurtebise. Un beau labyrinthe pour la nuit. Mais attention… on s’y perdra d’autant plus facilement qu’au fond, quelque part, se trouve la galerie donnant accès au réseau de toutes les carrières de Sauveterre. C’est la grande zone du Kosmos. Il vous faudra plus d’une nuit pour en sortir. Avis aux amateurs. Et bonnes nuits. » Le speech terminé, tout le monde s’est dispersé pour commencer à explorer les anciennes carrières, dont la plus grande partie restait inaccessible au public.

La première zone — la Karrière — s’ouvre entre deux piliers de roche brute sur lesquels on peut lire l’inscription peinte AUSGANG. Il se déploie ensuite avec le réseau de galeries des anciens thermes. Rien n’a vraiment changé : les piliers de roche illuminés ; les couloirs ; les bassins ; les espaces de repos ; la belle piscine arrondie ; la rivière de marche ; les cabines de soins individuelles. Et tout reste d’autant plus fonctionnel que, seule modification, les espaces aquatiques sont reliés entre eux grâce à un système de petits canaux traversant les parois rocheuses. Libre ainsi à vous de faire le tour de la Karrière en maillot et bonnet de bain. Mais la grande nouveauté, ce sont les espèces de niches qu’on trouve au détour des piliers. Ce sont, a priori, d’anciennes cavités fermées dans lesquelles ont été aménagés des espaces aussi culturels que commerciaux : des boutiques de produits du terroir ; des coins lecture avec boîte à livres ; des minibars ; une salle d’exposition des métiers de la pierre ; ailleurs la salle des outils du tailleur de pierre — scions ; barres d’enfiche ; piquerocs à trancher ; piquerocs à déraser ; piquerocs à mortaiser ; taillant ; barre à forcer ; masse ; coins forgés ; coins moulés ; escoudes ; filins — ; parfois un engin plus imposant derrière un pilier — des charrettes à roues et essieux renforcés ; un treuil ; une machine à redenter les scies ; — ; des kiosques à journaux et à livres ; des coins de restauration avec sandwicherie ; des boutiques de pierres et minéraux ; d’autres, vestimentaires, près des cabines et transats ; en face de la piscine, l’espace mi-marchand et mi-muséal de la liqueur locale (et son impressionnante collection de bouteilles dans un dégradé de formes et de couleurs permettant de différencier les crus et les âges) ; une bijouterie, la Kaoline, dans les anciens locaux de la Kommandantur.
Et, un peu partout, sur de nombreux piliers, on trouve dans un grand cadre la reproduction d’une photo ou d’une carte postale de ce que purent être les carrières avant la Première Guerre mondiale :
- ici, l’entrée de la carrière des Pierrières, un grand portail métallique devant un trou rectangulaire dans une côte escarpée boisée et recouverte pas la végétation ;
- là, d’autres entrées, trois trous dans une espèce de plateau morcelé, en surplomb ; une petite fille devant, à quelques mètres ; un homme dessous ou presque ;
- l’entrée de la carrière du Roquet, comme de grandes et hautes portes entre de forts piliers, taillées dans la masse du coteau, boisé au sommet ; des femmes devant l’objectif, plein centre au pied d’une sorte de tas de pierres, et assises à droite au pied de la paroi rocheuse sur un bloc ; le tout donnant à imaginer une façade monumentale, comme celle d’un énorme édifice sacré ;
- la façade plus humble des carrières du Bourg-Nouveau, dans le centre de Sauveterre, qui ressemble à un mur de maison, avec une porte et des fenêtres plus ou moins grandes ; une belle pelouse à leur pied ;
- la paroi abrupte de la carrière à sarcophages, rue de l’église, avec ses fenêtres, des trous rectangulaires d’où l’on a extrait des blocs ;
- le front de taille de la carrière d’Heurtebise, où l’on a donné les premiers coups il y a près de trois cents ans ; de petites niches à angles droits le long d’un surplomb rocheux formant des vagues ; la végétation au-dessus, un rideau de lierre retombe.
On trouve aussi la série de peintures Signes de Pierre, par Jacques Gaillard : imitations au plus près des lignes, des fissures, des stries, des vagues, des coups, des marques, des traces et des trous laissés par les différents outils des carriers, dans les tons écrus, rosés, des gris nimbés de bleu ou de vert. Et le plan allemand des carrières d’Heurtebise, c’est-à-dire de la Karrière même.

Ce plan, ainsi que la grande signalisation peinte par les soldats allemands sur la paroi d’en face : AUSGANG, signale l’entrée de la seconde zone, le Kœur. Il permet de visualiser le labyrinthe dans lequel on va s’engager, dans une ambiance plus sombre. Dans les galeries et les innombrables petites salles, la luminosité est en effet plus faible. Et les luminaires sont parfois si espacés qu’on finit par avancer dans des zones de pénombre où le sol, les parois et le plafond semblent d’autant plus instables que rien n’est là pour vous guider. Sauf, de temps en temps, le plan et l’inscription en allemand. Mais certains endroits, plus lumineux, plus spacieux, permettent de reprendre ses esprits. D’autant qu’on trouve directement sur les parois, ou dans une reproduction photo, des dessins, des mots, des gravures des anciens carriers qui ont travaillé là, et laissé un signe à la manière de nos ancêtres de la Préhistoire :
- ce sont d’abord les célèbres illustrations d’Eugène Bouchet : Hercule terrassant le lion de Némée ; ses deux autoportraits : l’un piqueroc en main, l’autre avec un pinceau pour écrire Je suis Bouchet, au milieu d’une série de chiffres et d’opérations ; et l’insigne indiquant qu’il a fait partie du premier régiment de Zouaves en Algérie de 19892 à 1896 : un croissant de lune couché, surmonté du chiffre 1 et de la tour barrée d’un grand Z dessinés d’un même trait épuré ;
- ailleurs, des paysages : une roulotte et une chèvre ; une maison au pied d’un moulin à vent, et dans la côte un cavalier — don Quichotte ?
- et puis des dessins propres à libérer des fantasmes, plus ou moins explicites, de haine comme d’amour :
- des soldats : un soldat prussien et cette inscription : 1870-71 / Français / souvenez-vous ; un autre au milieu de soldats français, embroché par une baïonnette : le Kaiser perd à Paris / 1914 / 1915 ; la représentation de Guillaume vaincu, sa jambe gauche en main ;
- du vin : un homme moustachu, coiffé d’un béret, élève d’une main une bouteille presque pleine ; un autre, coiffé d’un casque à pointe, boit au goulot d’une grosse bouteille, et on lit : Matin et soir / ma petite chopinette ; et un homme dans un tonneau buvant un verre ;
- des femmes : Maritana / la chanteuse / espagnole, une femme élancée, vêtue d’une robe décolletée, coiffée d’un grand chapeau à froufrou, munie d’un petit parapluie, un truc en plumes autour du cou ; une autre femme du même style, de profil, sans chapeau mais avec une longue tresse, Emma Rose ; le représentation de face d’une Duchesse, un visage pincé, une longue veste à froufrous, le col montant jusqu’au menton, un grand chignon désordonné ; une femme aux sourcils marqués, un fichu sur la tête, des anneaux créoles pour boucles d’oreilles, une Mauresque ;
- et du sexe :
- ici, de profil, un dessin assez réaliste d’une femme allongée sur le ventre, nue, de longs cheveux noirs sur le dos, entre deux bustes de clowns ;
- là, un dessin d’un style bien plus naïf, mais beaucoup plus explicite : un homme coiffé d’une casquette, clope au bec, un genou à terre, dresse son sexe jusqu’à celui, fourni, d’une femme nue lui ordonnant, c’est écrit d’une phrase remplie d’erreurs, de la prendre ; et derrière, un homme semble observer la scène, monté sur un cheval en train de déféquer ;
- ou, prenant appui sur une veine dans la roche, le dessin d’un homme qui semble travailler, attaquer la paroi représentée par cette veine à l’aide d’une grande barre ; mais l’homme, affublé d’une veste en queue de pie lui donnant l’air d’un oiseau, la barre tendue à partir du sexe, à une signification aussi sordide que mystérieuse — me faisant penser à l’homme du puits de Lascaux, avec sa tête d’oiseau et son sexe dressé ;
- deux tableaux de Gaston Cantin représentant un carrier travaillant avec une barre d’enfiche, ici à genoux, là debout et penché sur la barre, tordu, éclairé par une lampe à pétrole, dans une lumière devenant si intense qu’elle semble provenir de la pierre ;
- ce sont aussi les prénoms et noms des carriers :
- ici inscrits en colonne, avec une date et un signe, les lettres peintes de style gothique : Isidore / Lagarde / 15-12-1909, une pelle et une hache en forme de croix, à la manière du marteau et de la faucille, entre le prénom et le nom ; Antoine / Richard / 8-2-1908, une flèche au bout du nom ;
- là une petite liste en rouge : Ce trou appartient / à MM. / Bouchet / Latorse / Robin Théodore / Robin Alexis ; et d’autres noms raturés, illisibles ;
- et puis des mots et des chiffres mêlés pour des listes de comptes, des calculs de masse, de volume, de prix, avec des rappels commerciaux : on vent / au / comptems / crédit ; des listes de pêcheurs et de chasseurs, avec quelques dessins : une anguille ; des poissons ; une perdrix ; un faisan et un rat ; des sangliers — et une série de légumes : poireau, laitue, carotte, oignon, ail, navet, pomme de terre ;
- et de petits textes : des revendications salariales ; des critiques de la justice, dessins de juges à l’appui perçu en Grand Guignol ; de la propagande politique ; des plaintes sur les conditions de travail, dont une sous forme de complainte, mais le plus souvent des formules lapidaires.
Parfois, au fil de l’errance dans ce labyrinthe où l’on entretient la mémoire des carriers, on tombe aussi sur une salle qui rappelle à l’ordre de la Seconde Guerre mondiale : les carrières ont abrité l’énorme dépôt de munitions de la Kriegsmarine devant protéger le mur de l’Atlantique. Ce sont des salles effondrées, restées en l’état après la destruction du dépôt par Pierre Ruibet le 30 juin 1944, avec l’aide de son ami Claude Gatineau — il n’en reviendra pas ; les explosions dureront trois jours ; son ami sera exécuté. Seul aménagement dans chacune d’elles, la photo encadrée d’un document, d’une liste : la liste des Sauveterriens déportés, les vivants et les morts ; la liste des Sauveterriens envoyés au Service du Travail Obligatoire, les vivants et les morts ; des listes de munitions ; la liste des 130 prisonniers allemands et des volontaires géorgiens, russes, ukrainiens, qui défendaient l’accès au dépôt ; les listes des résistants ayant participé à la libération de Sauveterre le 1er septembre 1944, les vivants et les morts ; la liste des habitants ayant aidé les résistants ; les listes des traîtres et des suspects de collaboration ; les listes des personnes ayant entretenu le marché noir ; la liste des femmes ayant eu des relations avec l’occupant ; la liste des donateurs aux orphelins des sauveterriens engagés sur le front russe aux côtés des Allemands ; la liste des maquisards opportunistes ayant commis des vols et du racket ; la liste des membres du comité de libération qui a dressé ces listes ; la liste des membres du comité d’épuration chargé de les renseigner — jusqu’à cette liste des listes. Étrangement, aucune photo.

C’est avec une reproduction de la formule au / Tombeau / de la bonne / Pierrière, et encore sur la paroi d’en face l’indication AUSGANG, que s’ouvre à vous une des galeries du Kosmos — il y aurait deux ou trois autres accès ailleurs —, dernière zone plus large et enveloppante de la Karrière. Dans une boîte en Plexiglas, de petites cartes à emporter indiquent sur un plan de Sauveterre les emplacements des autres carrières : Bourg-Nouveau ; le Cluzelet ; rue d’Alvy ; les Pierrières ; Bellevue ; la Maladrerie ; la Dixmerie ; la Frémigère ; rue de Verdun ; et Heurtebise — votre point de départ. Pas de signalisation dans la galerie ni dans la première salle qui ressemble fort à celles du Kœur. Le vôtre, pour le coup, se resserre. Comment, en effet, savoir si vous n’y êtes pas retourné ? Avec cette seule carte et ses quelques noms souterrains, il faut savoir s’orienter, maintenant, à l’aveugle, comme un spéléologue peut-être. D’autant qu’il n’y a plus rien : rien à voir, rien à lire sur les parois. Il n’y a que ça, les parois brutes, sur fond de lumière relevant plus leurs ombres qu’il ne vous éclaire. Et tout un dispositif de voix et de sons, par bribes, en sourdine : voix de témoins où il est question des carrières, de tailleurs de pierre, de rouliers, de carriers ; voix où il est question de la guerre, d’Allemands, de collabos, de résistants, du groupe Alerte, des explosions — explosions constituant l’essentiel des sons, comme des roulements de tonnerre au loin, avant la chute soudaine de la foudre ; et les mille et un sons que peut faire la pierre : quand on la creuse ; quand on la tranche ; quand on la dégage ; quand elle tombe ; quand on procède à l’épannelage du bloc à coups de marteaux taillants, brettures, rustiques, pics, broches ; les raclements sans fin des ciseaux plats, concaves ou convexes, dans un tour ; et puis, ces étranges petits coups qui ont l’air de provenir du plafond, des petits coups de maillet sur la roche — avec cette sonorité métallique étouffée de pierre bleue. Oui, bleue. Parce que vous avancez comme ça, dans des galeries sans but vers des salles à l’abandon, au rythme de ces quelques voix, ces quelques sons, toujours changeants, entrecoupés de longues plages de silence, votre carte inutile en main sous la lumière bleutée de faibles néons.
Vous avancez comme ça, en finissant par vous demander si vous vous retrouvez dans la galerie d’une carrière ou un couloir de bunker… ou un parking souterrain ? un hall de métro en début de construction… ? un réduit informe très haut pour un remake de Z… ? avec vue sur la lune par une cheminée d’aération… ? ou encore un je-ne-sais-où du trente-sixième dessous… ? et cette nouvelle détonation surprise, plus forte, pour un énième coup au ventre… On dit qu’à rester trop longtemps sous terre les spéléologues finissent par perdre la notion du temps, et avec lui la raison, surtout si le séjour sous terre se prolonge de façon imprévue, vous laissant en proie à la faim et à la soif, après avoir épuisé trop vite le stock de vivres du barda encombrant qui vous a coûté les yeux de la tête à l’entrée de la Karrière, stock censé tenir une semaine. Un comble pour une ville thermale, de ne pas avoir installé de points d’eau, de simples fontaines. Mais les représentants de Sauveterre, si vous vous souvenez bien, voulaient créer une espèce de Park où la condition de l’attraction s’enracine dans celle de la survie, caméras de surveillance en prime… comme un Truman Show ? pour un jeu d’aventure télé bas du plafond… ? On dit aussi qu’il n’y aurait pas de véritable sortie. Le bruit court qu’il existerait en fait, quelque part au bout du Kosmos, une autre zone. Mais comment savoir, quand les autres qui en ont parlé, la poignée de fous que vous n’avez pas pu ne pas suivre, a fini par disparaître… ? L’un après l’autre, ils se seront perdus ; ils auront tourné à droite quand vous aurez pris à gauche ; ils auront voulu revenir sur leurs pas avant d’essayer de vous rejoindre en vain ; ils auront voulu se reposer un instant, s’asseoir, s’allonger au pied de la paroi, et ce fut l’instant de trop ; ils seront allés explorer cette voie, ils auront voulu revenir, en vain ; ils se seront égarés sans savoir comment. Et comment savoir, si ce n’est pas vous qui vous êtes perdus, pour avoir voulu voir là-bas… pour avoir fermé l’œil sur un bloc de pierre ou dans une niche… pour avoir fait demi-tour en prenant trois fois de suite à gauche… ? comment savoir si l’on a dit vrai, si l’on a dit faux, quand vous ne savez plus vraiment ce qu’on vous a dit… ? quand vous ne savez plus si on vous l’a bien dit… ? comment ressortir du Kosmos si la sortie est une entrée dans cette nouvelle zone plus large encore, comme un inénarrable cercle, qui s’appellerait Kaos… ? et quand saurez-vous que vous passez de l’un à l’autre… ? parce que vous lirez une dernière fois, sur la paroi, l’espèce de signature de la Karrière… ?

Trois jours que le texte se déploie presque (il faut savoir souffler et prendre un peu de recul ; le correspondant que j’essaie d’être avait d’autres textes sur le feu) d’un trait. J’ai d’abord pensé au chemin de ronde du château, dites Galeries noires, ce sont finalement les carrières qui se sont imposées, dès lors que j’y ai mis le nez. Je me suis aidé de deux blogs : celui de la pierre et des carriers en Haute-Saintonge ; celui de la journaliste Nicole Bertin pour ses références historiques sur les carrières et sur la guerre. Le Park, c’est une référence au livre de Bruce Bégout. Je ne l’ai pas employé, j’aurais pu. Ça me démangeait de le citer. Ce à quoi vous avez échappé, au sujet des vivres qui, contrairement à ce que j’ai finalement écrit, n’auraient pas manqué : « Heureusement, rien de tel dans la Karrière, on trouve régulièrement, dans une niche, des distributeurs : café, cappuccino, chocolat, infusion, thé, chaud et glacé, avec ou sans sucre, ou aspartame, bouillons et potages ; eau minérale, eau gazeuse, boissons gazeuses et sucrées, jus de fruits, boissons énergisantes, et quelques bouteilles de crus de Sauveterre (ceux qu’auraient pu boire les carriers, dit-on ; entre piquettes et tord-boyaux ?) ; demi-baguettes, paquets de chips et de biscuits salés de toutes sortes (salées, fumées, à l’oignon, au bacon, au gruyère, poulet rôti, chèvre miel, piment d’Espelette, pesto rouge, etc.), sandwichs, pains bagnats, bagels et burgers, paninis et pizzas (réchauffés si l’on veut, et ramollis), des salades (niçoise, piémontaise, grecque, nordique ; des succédanés, bien sûr) avec leurs couverts comestibles ; des saucissons, des jambons, des pâtés et des terrines du terroir, du fait maison, label bio et IGP (tout sous vide, heureusement) ; barres de céréales et barres chocolatées en tous genres ; paquets de bonbons en veux-tu en voilà : bref ! j’en oublie certainement, mais c’est une vraie supérette qui donnerait presque envie, cette zone, si elle n’était pas si émiettée dans les niches du Kosmos : on peut tomber trois ou quatre fois de suite sur le même type de distributeur étouffe-chrétien et espérer au prochain tour qu’il s’agisse de boissons ; encore faut-il avoir acheté suffisamment des tokens dans la zone de la Karrière. »
#10 | L‘affaire du sanglier
Où, à travers les archétypes du polar, François renvoie, finalement, à travers « le fait divers, l’accident (je parle au niveau événementiel), en tout cas ce qui a déchiré l’ordre tranquille des jours », à la question de l’infraordinaire. C’est-à-dire, pour rappel avec Georges Perec :
« Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. »
— OK. Et si on recoupe avec le fait divers, une nouvelle en trois lignes ça suffirait ? D’autant que j’ai pas la moindre idée de quoi que ce soit. En même temps, c’est normal puisqu’il s’agit de parler de quelque chose dont on pense jamais à parler. Et même, si ça se trouve, je veux pas en parler…
Dans l’ordre du fait divers ou de l’accident infraordinaire, ce que je pourrais interroger (encore une fois), c’est l’accident avec le sanglier. J’en ai déjà parlé dans un texte fragmentaire, intitulé Variation Harde roc. Est-il possible de l’utiliser comme si je devais écrire un article de fait divers ? Un fait divers fragmentaire, nombreux ? Un fait divers fait de plusieurs faits divers, et autant de nouvelles en trois lignes ?
Dimanche dernier, à la sortie du bois de Julles aux abords de Sauveterre, la dépouille d’une laie a été retrouvée dans un rang de vigne, vers midi. Selon l’équarisseur de garde, dépêché par les autorités pour l’enlever, « elle allaitait encore petits, il y avait autant de lait que de sang dans la plaie ouverte au bas des côtes, presque au ventre ». L’animal aurait été percuté par un véhicule, « sûrement en pleine nuit vu le nombre de mouches vertes qui grouillaient » quand il est arrivé. Mais, s’il s’agit bien d’une collision, il ne s’explique pas comment il a pu se relever après l’impact, sauter par-dessus le fossé et monter la levée pour aller s’échouer si loin dans le rang de vigne. Pour lui, c’est la preuve d’une énergie décuplée exceptionnelle qui n’arrive qu’aux jours, rares, des grandes circonstances de la vie. « Sait-on quelle force du désespoir on sera encore capable de dresser à l’heure de notre mort !? », ajoute-t-il. Il reste néanmoins persuadé que la cause de la mort provient d’un chauffard, et il ne serait d’ailleurs pas étonné qu’on soit rentré dans la bête exprès, « avec un bon coup d’accélérateur », précise-t-il, le visage fermé. C’est pourquoi les autorités, qui ont examiné la dépouille et relevé à partir des traces de pneu sur la route des échantillons de caoutchouc, ont ordonné une enquête. La chasse à un possible tueur de sanglier est officiellement ouverte.
#09 | De cinq à sept
D’un côté, « des lieux archétypes, qui se modèlent par l’anonymat » ; de l’autre, « le fait divers, l’accident (je parle au niveau événementiel), en tout cas ce qui a déchiré l’ordre tranquille des jours » ; entre les deux (de l’un à l’autre, ou l’un dans l’autre) : « ça vous va ? » — …
(Stand-by ou point mort ?)
Essayons de reprendre, là où j’en étais (à peu près nulle part) avant l’hospitalisation : du lieu archétypal modelé par l’anonymat. Deux me viennent en tête pour Sauveterre :
La salle de cours au lycée (le couloir, assis contre le mur le sac entre les jambes, ou à faire les cons ; les escaliers à l’heure de pointe et ça bouchonne, ou quatre à quatre quand t’es à la bourre).
Le bus (côté chauffeur en montant, le père machin, rougeaud ; la banquette du fond, affalés, à se retourner pour faire des signes aux voitures, à faire les cons ; un fauteuil quelconque, le nez sur la vitre à regarder quoi dehors ?).
À la rigueur, ces timbres-poste, comme aime à la répéter François, suffisent. Mais de chacun d’eux, de chaque élément posé en eux, on peut encore trouver de nouveaux timbres-poste.
La salle de cours du prof d’histoire, un jour de documentaire. La salle dans le noir, les lourds rideaux tirés, la lumière par-dessous et sur les côtés, la brèche du rideau déchiré. Le rétroprojecteur au milieu de l’allée entre les deux rangées de tables, sur un chariot, le magnétoscope à l’étage du dessous, les fils d’alimentation serpentent dans l’allée, vers l’arrière. Le film en noir et blanc sur un écran devant le bureau, des images d’archives, la figure imposante de l’historien, costume noir et chemise blanche, petites lunettes, sa cravate rouge, sur fond d’étagères, de cassettes et de bobines de film, dans une espèce de pénombre, comme si on filmait dans une médiathèque depuis longtemps fermée, la nuit. Le ton est relativement monocorde, entrecoupé de chuchotements, de ricanements, de bruits de chaise. Derrière, des ombres s’agitent. D’autres sont couchées sur les tables. Il fait chaud. Dehors, au portail, il y en a un en grande discussion avec un groupe de filles, avec de grands gestes. Le bruit d’un scooter qui accélère. On entend les premiers bus arriver. On gueule.
Dans le bus — le frêle chauffeur, sa petite moustache, joues creuses et teint rougeaud, sur le tableau de bord, une sacoche de faux cuir noir, la lanière pend, des papiers dépassent — les fauteuils en velours, gris, bleu, moucheté de traits rouges et jaunes — la banquette du fond, surélevée, la vitre sale, presque totalement voilée — les petits rideaux à plis et replis, comme des volants, bleu marine — les deux qui se bécotent cachés derrière — encore un sac sur la tête — la correspondance, le changement de bus place de l’église, un ancien bus gris — la petite librairie, le café des Anglais, la quincaillerie Mallet, une choco chez Lanuzelle — la volée de marches pour aller à l’église, on s’assoit — la marche du bus qui grince — les fauteuils en faux cuir, les bords décousus, déchirés — la vitre glaciale l’hiver — les vieux rideaux, les coutures effilées — la banquette du fond aux sièges en vis-à-vis — la fille au perfecto, coupe garçonne, visage fin, l’œil noir (… paraît qu’elle va le perdre…) Pourquoi tu me regardes comme ça ? — le chauffeur au ventre tout rond touchant presque le volant, un double menton, chauve, la sueur perle sur son front — l’arrêt en pleine campagne, dans une pente, un carrefour — le retour à pied sur la petite route, on entend le bus longtemps dans la côte.
#08 | Des histoires, histoire de
Pour la liste des histoires, je peine à m’atteler à la tâche. Alors qu’elles sont déjà écrites. — Mais c’est peut-être bien là le problème : de les avoir déjà écrites ? — Eh bien, pense la liste comme un texte en soi, non comme une liste récapitulative. Et pioche au hasard, un texte, un chapitre, une note. — Ah oui ! j’en ai repéré une, à la fin, avec une assiette de purée jambon.
L’histoire de l’assiette de purée jambon.
L’histoire du faux jour de marché.
L’histoire du flirt avec son prof de musique.
L’histoire de la tournée à Prague.
La recette des cucarachas aux Chalets.
Ben tu vois ! une image, t’enfiles les perles du souvenir par associations et divagations, comme si rien n’avait jamais vraiment eu lieu, comme si tout restait à vivre en l'écrivant… et voilà ! Et tant mieux si ça s’écarte du texte initial.
L’histoire de la langue coupée.
L’histoire de la mort du sanglier.
L’histoire du funiculaire.
L’histoire des supermarchés.
Histoires de caissières.
L’histoire de « La verdure, c’est moi ! »
L’histoire de la tête dans le sèche-mains.
L’histoire de la cage du Pacific.
L’histoire de Gaboriau, nom de lieux.
L’histoire des carrières d’Heurtebise.
L’histoire du réseau de carrières de Sauveterre.
L’histoire de Ruibet et Gatineau.
L’histoire de dessins et gravures dans les carrières.
L’histoire de Fletcher et Mac Rae.
Histoire et carte de sarcophages.
Des elles pour une histoire.
L’histoire d’un portail.
#07 | Pseudo-pseudos
Un index des noms propres des personnages, et un index des histoires. C’est facile : avec les noms déjà mentionnés dans les textes précédents, et dans le cycle des 40 jours, où chaque texte participe directement, ou indirectement, d’une histoire. Sauf que voilà : François pose, ou rappelle, les conditions de la fiction — L’autofiction, ça va pas ? —, à savoir :
- invention pure des noms, ou du moins « que cette invention soit suffisamment discrète pour ne pas sentir à dix pas son pseudonyme » — Même pas les pseudos ? mais la plupart sont pourtant si communs ! Jojo, Juju, Lolo, Tutu, Yoyo, Ben et Beg…
- invention du plus grand nombre possible d’histoires, en sachant aussi que « chacune des histoires vers lesquelles, dans la suite de ce cycle, on va glisser, s’inscriront dans cet index où elles seront potentiellement bien plus nombreuses, potentiellement infinies » — Vertigineux ! écrire des possibles à l’infini pour une même histoire…
— Si tu veux, je peux t’aider, au moins pour les noms. Si le pseudo est basé sur un prénom, appuies-toi sur le nom et décline-le sur la même structure de pseudonymographie.
— Ça se dit ça… ? Et si le pseudo vient d’un nom ?
— Pense à l’étymologie, les noms relèvent souvent d’un nom de métier. Ou pense à un nom commun proche. Mais que ce soit peut-être assez déformé ensuite pour que le nom ne soit pas si commun.
— Sinon, pour les histoires, à chacun son histoire ?
Personne ne l’écoutait plus, et d’autant moins que personne ne connaissait ceux dont il parlait. Lui-même, d’ailleurs, se souvenait mal de chacun. Énoncer leurs noms au détour d’un souvenir, dresser la liste des pseudos en se laissant par la scansion des sonorités, comme des onomatopées, était déjà une tentative de les dégager des zones d’ombre de la mémoire.
Céki, on ajoutait parfois Cékoi — j’sais pas, il n’était jamais vraiment là — sa fameuse histoire de celui avait oublié de s’inviter à son anniversaire
Jean Jean, le plus petit des trois Chefs Couettes avant une forte poussée de croissance, une bille de clown
Rico, un obsessionnel contrarié, un brin nerveux, ouvert malgré tout, un jour la main sur le cœur, l’autre son poing sur ta figure, au foot il jouait à l’arrière, on l’appelait la faucheuse
Pierrot, fan des Watchmen et de la Seconde Guerre mondiale, il écrivait des scénarios de bande-dessinée
Béber, sa jambe prise dans une structure métallique le faisait bégayer en marchant, les jours de cuite vous aviez droit à son nez dans l’oreille quand il essayait de vous parler
Sam J, c’est qui déjà ? — Céki ? Cékoi j’sais pas, il avait un frère, il avait un père qui devait tenir l’armurerie à l’angle, il avait sûrement une mère
Babif, tu le trouvais dans la salle de jeu, à jouer au baby-foot, le coup de poignet agile et fulgurant, combien de fois on s’est retrouvé fanny ?
Cheug, Zimou, Biz
VO, et il faut prononcer les deux lettres, il aimait pas son nom, on le prononçait pas devant lui, c’est lui qui s’est surnommé en dissociant la consonne de la voyelle, c’est resté, sinon il jouait au rugby
Zizil… Zizil… je revois bien sa tête, surtout le jour il a glissé sur la route verglacée et s’est retrouvé la tête dans une congère, la lèvre éclatée sur la dent qui a sauté… mais impossible de remettre son vrai nom sur ce visage
Mac, et puis Micmac, et puis Mac micmac, c’était mieux que Régis, surtout à l’époque du sketch en série des Nuls avec ce prénom, Mac avait toujours cet air un peu trop sérieux, presque sévère, qui faisait qu’on se demandait si ce qui ressemblait à une blague en était une
Bertome, Raki, Mouss, Enrico
Le Titi, ses grandes histoires de Solex, le totem des retours de soirée à pied, la nuit
Fred, la première chose, au réveil, allumer une clope, ensuite, Fluide glacial, café, et corrida, son père programmait l’enregistrement sur cassette, la nuit, et les regardait le dimanche
Mimi et Nono sont sur une moto, au passage Olive !
Tiétié, le seul à vivre en appart à Bordeaux, il étudiait la poussière, le sable, les cailloux et les roches à l’université, et à la maison un soupçon de botanique avec un plant de marie-jeanne sous une lampe dans un placard
Minos, lui, s’en était fait une spécialité au bout du champ de maïs du voisin, juste derrière chez lui,
Manu, on écoutait de la musique dans sa chambre qui donnait sur une étendue de champs vides, même s’il vivait dans une cité, la cité des gendarmes, il devient quoi son vieux père, déjà à l’époque ?
Manu, l’autre, et lui aussi son père était gendarme dans une cité, une autre, j’ai dû aller une fois dans son garage pour son anniversaire, devait y avoir Céki Cékoi, j’sais plus
Sam, Sami, SamG et SamJ
Lebrun, personne a su ce qu’il avait de plus que les autres, si c’était dans sa nature, s’il avait un truc particulier ou une astuce, si ça relevait de la chance, s’il suivait un entraînement intensif, s’il était plus rapide, ou s’il était un peu moins manche que tout le monde
Padam, il aurait dû être musicien pro, un percussionniste d’orchestre classique accompli, il a joué à Prague, il a aussi rapporté pas mal de vodka de son voyage, dont une Absolut au poivre, une seconde passion
Cosson, et son histoire de l’idiovisuel
Glam, Dick, Bourruche, Lino
JLD, un journal de lueurs délicieuses à lui tout seul, un type affable aux mille histoires qu’il racontait pour les avoir vécues, toutes plus farfelues les unes que les autres, les douces comme les dures… il avait une petite sœur curieuse et marrante
Les filles, c’est ce qui manque le plus : les Sophie, Soso et Fofie, il y avait aussi celle qu’on appelait Marie et pourquoi ? et Sophie, l’autre — Marly, tout le monde l’aimait bien, elle, et c’était de bonne guerre — Ella, la belle et grande qui dépassait tout le monde d’une tête au moins, moi de deux — Ana, Karina, Stella, la soirée dans le fossé — les Marie, les autres, dont une qu’on surnommait le cerbère tellement elle avait une posture virile, souvent impassible, pas la langue sans sa poche — Sandy, toujours l’air de découvrir le monde
Ziquette, Ça s’invente pas, ça se peint ! il disait, en mangeant et remâchant ses mots souvent incompréhensibles tellement il picolait quand il était pas à ses pinceaux, tous les bars lui avaient commandé des tableaux, des figures oniriques pour une palette de couleurs resserrée
Jack, on l’a jamais vu décrocher son sourire et ses fossettes aux lèvres, il vivait chez ses grands-parents aussi blancs et d’ici que lui était noir et d’ailleurs, je crois, je l’ai jamais entendu parler de ses origines
Ça ne me convient pas du tout, en fait, le changement des surnoms. Je trouve qu’ils se suffisent à eux-mêmes sur le plan de la fiction (je le veux), j’estime qu’il y a prescription après tout ce temps passé (il le faut), nombreux sont ceux que je n’ai pas revus, et la plupart des surnoms ne sont plus employés. Et quand il s’agissait d’un simple prénom, qui dit qu’il ne relevait pas de la catégorie des surnoms, tant ceux-ci étaient plus courants, tellement il s’agissait de noms véritables propres à la petite fiction communautaire dont ils constituaient la trame imaginaire, le tissu social et le texte d’un récit en perpétuelle recomposition ? — Et si t’attribues l’histoire de l’un à l’autre, qui ne se sont jamais rencontrés si possible ?
#06 | Soirées du Lac
Consigne stricte de François : « trois fois une brève fiction concernant un des coins et recoins du lieu à naître, ou des personnages qui l’occupent (ou l’occupèrent) » / « en face des trois brèves fictions, trois réfutations concernant la part réelle de ces coins et recoins, ou la part réelle des personnages qui ont constitué la source de ces fictions ». — Surtout, relire le chapitre 89 de La Vie mode d’emploi ; les extraits cités, isolés, ne me suffisent pas pour distinguer leur ancrage dans le texte.

Pour trois fictions réalistes :
- Guitoune (dernier tango) ;
- She’s lost control ;
- Le Chalet du Lac.

Il aurait mieux fait, ce soir-là, d’aller faire un tour au Chalet. Un vendredi soir, à une heure et demie ? tout le monde était là, dans la grande salle rouge. La grande salle sombre sous les spots, flashs de couleurs, les stroboscopes, des basses et des beats en boucle. On jouait des coudes dans le brouillard pour aller jusqu’au bar. Cinq balles la cucaracha, t’en prends cinq. Les spots sur le comptoir, les verres à shot brillent, défilent un à un. Un fond de caramel, la rasade de rhum, les flammes bleues. Le nez dans l’oreille. De quoi… ? Tu souris à l’œil torve du serveur, au front perlé de sueur de la serveuse. Une main sur la nuque, la bouche dans l’oreille. Les bières, c’est pour moi, et après on file dehors, on crève ici ! C’est vrai qu’on étouffait. Tout le temps. L’été, parce que c’est l’été, l’hiver parce qu’on s’entassait dans la salle surchauffée et pas de vestiaires pour ranger les manteaux. On finissait toujours par aller prendre l’air, la bière à la main. Parfois, on allait faire un tour au bord du lac, dans les pins. On entendait là-bas des voix, on apercevait la lueur rouge orangé d’une cigarette ou d’un pétard. On s’écartait. C’est comme ça qu’on en a perdu un. On était sortis à cinq, on est revenus un de moins. Je sais plus qui. On était allé de l’autre côté du lac, on avait fait tout le tour. L’autre s’est avancé dans le bois pour pisser contre un pin. On s’est tirés en courant. On l’entendait gueuler. On l’a pas revu de la soirée.
Je sais plus qui c’était. À vrai dire, y en avait qu’un pour disparaître comme ça. Il faisait le coup régulièrement. On venait le chercher, parce qu’il avait ni voiture ni permis, on passait la soirée ensemble, et puis il disparaissait sans prévenir. Et quand tu passais chez lui le lendemain, pour savoir quand même s’il était bien rentré, ton père t’apprenais que non, il était pas là, mais oui, tout allait bien, il l’avait appelé, il était chez Sophie, chez Tutu, chez Ben, ou chez Beg, Sam G, Baby, Sophie, VO, Zizil, Mick, Bat, Sophie, Yoyo, Seb, Cabanès, John, Sophie et sa copine, JLD, Greg, Sasam, Ziquette, Sam, Sophie, Merlet, Manu, Boriès, Juju et Lolo, Sophie et son autre copine, etc. Une fois, il a fait le coup le jour de son anniversaire. Je l’ai pas déjà dit ça ? Mais bon, c’est un coup mémorable parce que lui, quand tu lui rappelles, il s’en souvient pas. Il avait invité tout le monde, rendez-vous samedi soir vers telle heure. Ça devait être pour ses vingt piges, son père lui avait laissé la maison. Quand les premiers sont arrivés, ils se sont cassés les dents sur la maison vide. Mais comme c’était toujours ouvert, ils sont entrés quand même, pensant qu’il allait arriver, et ils ont fait comme chez eux. Ils ont mis de la musique, ils ont ouvert aux autres qui frappaient à la porte, et puis on a installé sur la table, de quoi grignoter, des pizzas et des quiches maisons, des gâteaux, des bouteilles, au moins cinq gros packs de bières, et les cadeaux. Certains ont commencé à taper un bœuf dans sa chambre en éternel désordre, où se trouvaient la guitare, la batterie, et la basse du petit groupe qu’ils avaient monté, et ils répétaient là souvent les Rageous. La soirée était bien engagée, sauf que celui pour qui on était tous réunis nous avait posé un lapin. Mais ça nous a pas empêchés de lui faire sa fête. Sans rien casser ni salir. Y en a juste deux qui se sont retrouvés le cul dans la rivière, en contrebas, et qui se sont ouverts le crâne. Et bien ouverts, ça pissait le sang. C’est quand le père est arrivé, qui voulait enfin se coucher tellement il était mort, qu’on a tout replié et mis les voiles.
On en parle encore, de ça ? on en parle encore comme ça ? la Guitoune ! mais faut arrêter… arrêtez-moi ça ! tout le monde dit le connaître, parce que tout le monde l’a vu un jour avec son père, parce que tout le monde a dit le petit machin, mais c’est jamais que le petit du grand, c’est le machin de la chose… l’affaire Guitoune, ça les travaille, ça, ça les mâche, ça les machine, ça, cette affaire… mais rien de ce qu’on dit c’est vrai, même les journaux quand ils en parlent…. Allez hop là ! la Guitoune, qu’est-ce qu’il a fait là, ces cinq dernières minutes ? Ah non ! faudrait pas oublier le portrait bien brossé, bien lissé, les cinq dernières années, un jeune homme plutôt propre sur lui, un boulot d’assis aux impôts, ou un poste de commercial, je sais plus, c’est pareil de toute façon, à brasser du fric, en plus, en moins, tableur Excel, si ça se trouve il était comptable, et on s’en fout ! moi je m’en fous, c’est pas ça qui compte et qui me turlupine… sauf les journaux, de savoir qu’il avait un bon boulot, mal payé mais c’est comme tout le monde, et surtout les journalistes du coin, pas étonnant qu’on se lasse de ce qu’on écrit à force, qu’on se lasse de ce qu’on lit dans le journal, bref ! la Guitoune travaillait honnêtement, gagnait sa vie correctement, stressait normalement, fumait peut-être excessivement, quelques anxiolytiques de temps en temps, et dansait pour oublier, dansait dans un club de tango, le Toca Tango, chaque semaine, chaque jour, il participait aux concours du coin, aux concours régionaux, les gagnait, et il aurait remporté le concours national si ça se trouve, si on l’avait laissé danser, au lieu de compter, au lieu de payer, au lieu d’encaisser, et maintenant c’est les années et ses actes… voilà ! les cinq dernières années, les cinq prochains siècles même, parce que c’est ça qu’il faut retenir, comme une nouvelle en trois lignes ! voilà ce qu’il faut comprendre du petit portrait dressé, copié, collé dans nos petits journaux, que la vie était belle, que c’était pourtant bien, qu’on aurait pu vivre cinq millions d’années ! et puis non, en cinq dernières minutes, la Guitoune… cinq minutes, cinq secondes et quelques heures… les parents absents, les parents revenants, quelques mots, Eh malheureux ! pour un regard trop haut et voilà, au hachoir… même que la honte de l’aurore rougeoyait le plus fort possible pour masquer l’affaire, l’espace d’un instant ! cinq si possible… le truc, c’est qu’on a pas insisté sur l’absence des parents, on a pas dit que tout allait bien tant qu’ils étaient pas là, tant qu’ils restaient à jouer de la musique, à donner un concert, lui au saxo, elle à la clarinette, c’est pas du tango… eh oui, sa mère est restée, et après ? elle était pas là, ses parents étaient plus là, depuis longtemps, personne a rien vu, surtout la Guitoune qui voyait plus rien depuis cinq lustres, depuis cinq lieues qu’il errait dans sa chambre d’enfant, déjà sa cellule à venir, même pas, elle l’aura toujours été… la chambre du petit machin, la chambre vide, le lit et le placard, les étagères vides, les disques muets, les albums de maboules et débiles, les livres de singes hurleurs, les posters effilés, effacés, les portraits plombés, surtout le moi sans famille, coffré, scellé, oublié sur le bureau vide, vide de crayons minés, vide de l’écran complètement noir, vide du clavier aveugle, vide du réveil à aiguilles, la trotteuse rouge fine comme une lame de rasoir, du tac tac tac tac tac, chaque seconde pour les siècles de siècles, l’éternité de taille, pétrie, fendue, hachée… et encore, j’ai rien dit du dernier tango… il aurait mieux fait d’aller danser au Chalet… il aurait mieux fait de s’en prendre une bonne…
Personne ne l’écoutait vraiment. Tout le monde savait, quand il partait dans un monologue à n’en plus finir, qu’il s’écoutait parler. Peu lui importait, alors, qu’on le coupe pour lui rappeler que s’il avait bien oublié sa soirée d’anniversaire, elle n’avait pas eu lieu sans lui, on l’a fêté un peu plus tard et est allé au Chalet du Lac. Et qu’on n’avait jamais oublié personne là-bas, ce serait même plutôt le contraire, on rentrait parfois plus nombreux qu’on était venus parce qu’il y avait quelqu’un qui venait de s’en prendre une bonne à ramener chez lui, parfois plus de cinq. Et que, le soir où la Guitoune a frappé ses parents à coups de hachoir dans leur sommeil, il n’aurait pas pu se rendre au Chalet, déjà fermé depuis quelque temps, et peut-être bien rasé. Et puis il était opticien, il avait démissionné en fait, et résilié son bail. Et arrêté son traitement psychiatrique. Il était à bout et souffrait. Il est rentré chez ses parents pour souffler, en somme, se ressourcer, se « retrouver ». Il s’est surtout retrouvé coupable. Déclaré irresponsable, mais coupable.
J’ai beau savoir qu’il s’agit de fiction, sur base de réalité amplifiée, déformée, renversée, je me demande ce qu’il y a à réfuter. Le gant retourné ne consiste jamais qu’à découvrir cette base. Après quoi, qu’on sache qu’il s’agisse ici de fiction, là de réalité, c’est toujours sur la base d’un dire qui jongle avec la fiction et la réalité, peut-être tel un prestidigitateur montrant bien que le jeu ne peut pas être truqué, et ce faisant réalise son tour.
(Pas certain de la chute.)

(Beaucoup repris la chute d’hier.)
(Et puis, le texte sur la Guitoune pourrait apparaître en troisième position, pour créer une sorte de boucle étrange, un élastique qu’on vient de tordre, en forme de huit ou de lemniscate.)
#05 | La souterraine
Consigne de François : « non pas une vue descriptive du lieu en cours d’écriture, mais un dispositif optique (photographique, cinématographique, photos d’archives, articles de journaux, caméras de surveillance, passage de Google Car à quelques années successives de distance) dans lequel on perçoit cette vue extérieure. » — Et on trouve justement, dans Sauveterre, des photos de la ville sur les murs du chemin de ronde et ceux de la rue souterraine.
L’été, la ville affiche sur les murs ses images d’antan. Parmi elles, il y en a toujours une plus ou moins imaginaire. On la retrouve dans un recoin de la rue dite souterraine, une rue étroite et sombre qui serpente exclusivement entre les murs des immeubles en passant sous les jardins terrasses. L’image donne à reconnaître quelque chose de la ville, un quartier, une rue, un immeuble, qui peut être vu depuis un appartement, une chambre, depuis le lit même. Mais on sent bien, en même temps, qu’il y a quelque chose d’autre. Quelque chose de la ville, mais ailleurs. Comme une autre campagne, d’un autre pays ou d’un autre continent. Mais cet ailleurs n’est pas facilement visible sur l’image, ou pas directement. Il ressort, si l’on veut, entre les lignes, les formes, les masses d’ombre, de lumière, les nuances de couleurs. Même lorsque l’image correspond de manière confondante à une vue de la ville, quelque chose fait que, et le sentiment d’étrangeté en est même décuplé.
Cette année, l’image a été installée dans le tunnel, le plus au fond, au milieu, sans lumière. Là où se trouve une porte qu’elle recouvrait complètement. Une ancienne porte à clous, donnant certainement sur une cave voûtée, qui semblait enfoncée dans les vieilles pierres mal équarries et décrépies de la paroi. Une source de lumière invisible, comme sortant du haut de la porte, de la pierre, éclairait l’image. Ou plutôt, elle la déroulait. Après une minute, la lumière s’éteignait, l’image disparaissait dans un fondu, comme happée par l’ombre de l’embrasure, et elle revenait peu à peu au bout de quelques secondes, dans le dégradé d’un rideau d’ombre tombant au ralenti. Et flottant au pied de la veille porte.
Pour une fois, on avait installé une image animée. Pas vraiment une vidéo, mais un dispositif qui superposait votre dos, filmé depuis la paroi du tunnel face à la porte, face à l’image, qui représentait le tunnel même. La vieille porte, derrière laquelle se trouvait certainement une cave, mais faite ici support de l’image, devenait donc une autre voie d’accès au tunnel. Mais une voie en miroir. Dans l’image, le tunnel, comme éclairé par un projecteur puissant dénichant brèches, fissures et autres anfractuosités de la paroi du sol au plafond — le passage souterrain de la ruelle se présentait comme si on l’observait dans un rétroviseur. La sortie en descendant, qui normalement part vers la droite, s’en allait à gauche. Et il s’agissait d’une vue ancienne du tunnel, du temps où la rue était à l’abandon, où le lierre, les ronces et les tags sauvages l’envahissaient par endroits, où les pavés étaient descellés, et les pierres des murs pouvaient tomber. Du temps où les seules sources de lumière pour vous éclairer provenaient des fenêtres des immeubles au-dessus, ici ou là. Le tunnel lui-même était si bas qu’il fallait baisser la tête pour y entrer. Bref ! il s’agissait d’une image ancienne du tunnel inversée, et, caméra dans le dos, vous étiez dans l’image. Vous étiez dans l’image, mais plus petit que ce que vous paraissiez dans le tunnel d’où vous observiez l’image. Bien plus petit. Et comme une ombre, puisque telle était votre condition dans le tunnel sans lumière. On vous filmait de dos, et on projetait l’ombre que vous étiez dans le tunnel délabré. Reculer vous faisait grandir et l’ombre avait l’air d’avancer vers vous, plus vite que vous. Avancer de quelques pas vous réduisait comme une peau de chagrin à mesure que l’ombre s’enfonçait dans le tunnel, semblant toujours plus grand, toujours plus soumis à la lumière halogène, la sortie toujours plus lointaine. Et quand enfin vous vous décidez à sortir du tunnel, le vrai, le sombre, simplement éclairé par l’image animée qui vous faisait face, sortir du champ du dispositif visuel incompréhensible consistait, dans l’image, à faire passer, ou percoler, votre ombre sans issue dans la paroi surexposée, peut-être voilée.
Voilà, comme ça. Un joli tas de cailloux. Juste de quoi s’asseoir par terre et caler son dos pour regarder un petit paquet d’étoiles.

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#04 | Open space ?
De l’atelier en général, de François au détour de la dernière consigne : « c’est la fatigue qui extorque à l’écriture ses possibles. »
Des pavés plus ou moins rectangulaires, plus ou moins réguliers, formant une rigole, des pierres informes de part et d’autre, la voie en nuances vert de gris, sauf les joints plus sombres, sauf la ligne centrale, plus creuse, plus droite, une découpe dans laquelle se dressent, ici et là, des brins d’herbe folle, et contre les murs, de pierre de taille rénovées, de crépi en lambeaux, aplats d’un beige vert de gris, taches anthracites, lichens, mousses — au pied des murs quelques plates-bandes pour des plantes, des buissons, des arbustes, pas de fleurs. Plus bas, un arbre, un if je crois, a pris racine dans le mur.
Sur la porte vitrée, le nom en lettres majuscules blanches, inversées. Au sol, un tapis gris foncé, chiné, sur des carreaux blancs. Des carreaux ni grands ni petits. Sensiblement de la même largeur que les lattes en bois, ou en pvc imitation bois, blanches, qui recouvrent les murs. La secrétaire ne sort pas la tête de ses écrans. Il y a une plante verte sous un escalier en colimaçon. On entend une chasse d’eau.
Il fait si sombre que les dalles ne forment plus qu’un sol d’ombre. La lumière de quelques petits projecteurs, trop loin, n’éclaire jamais que la voûte du plafond, les vitraux et les piliers. Sur celui qui se dresse devant moi, une feuille scotchée sur laquelle on lit : Il est très possible que, en cette église, vous entendiez l’appel de Dieu… En revanche, il est très improbable qu’il vous contacte par téléphone !
Dans le sas d’attente des Fossés, sur une petite chaise noire, les carreaux gris foncé du sol, une ou deux petites trainées blanches sur chacun, le pan de mur bleu, en face, d’un bleu intense, roi, les plinthes blanches, un plan d’évacuation.
Un couloir de terre battue en pente douce entre des murs de pierres grises, vertes, vraiment noires par endroits, recouvertes d’inscriptions gravées, écrites, peintes, des petites, des blanches, BOU, des signes, un point rouge, des grandes, des tags, des mots, des noires, des insultes, des biffures, des histoires, ni dieu ni maître, un cœur, au blanco, des autocollants, majuscules pleines, des vides, des prénoms, une grande croix bleue, dream garden.
Des murs de rose et de gris. Des parois granuleuses. De grandes zones blanches comme si on avait passé de la craie. Des murs, des angles. Des strates. Des surfaces planes bosselées, piquetées. Des parois devenues murs à coups de marteaux et de ciseaux, de traits. Des fissures. Des moisissures. Jusqu’au plafond, jusque sur le sol. Un plafond en nuances de gris, avec des zones creuses, des parties effondrées. Un sol rocheux, couvert d’un mélange de terre et de gravats par endroits. Du sable sur des tuyaux en pvc le long d’un mur. Une ligne grise, rythmée de quelques marques bleues, jaunes et rouges, filant dans l’obscurité de la galerie.
Il y avait de très grands carreaux gris au sol, comme des plaques de béton, des murs et des piliers rouges, pourpres, dans une atmosphère feutrée, plutôt sombre, où le monde se pressait, s’entassait, musique à fond.
et partout sur le carrelage, ça avait sauté sur les plinthes en inox, les portes de placards d’un blanc cassé, jauni, et la porte-fenêtre, et le mur, la tapisserie elle aussi d’un jaune crasseux, et le chrome piqué des pieds des chaises et de la table, mes pompes, et la serpillière introuvable, combien de papier essuie-tout il a fallu sur ce carrelage neuf de grands carreaux blancs légèrement marbré, de veines grises, noires, pour éponger la grande flaque rouge, violacée
Un parquet usé de fines lames. Un rayon de lumière entre de lourds rideaux occultants pour le relever d’un éclat ni brillant ni mat. Sur les murs deux posters se font face : une voiture de course dernier cri et une jeune femme élancée valant pour leurs formes, leurs courbes, les volutes qu’elles dessineraient si on ne gardait que leurs traits forts, comme des cernes.
La vérité, c’est plutôt la fatigue qui m’extorque. Pas eu envie d’écrire aujourd’hui, pas eu envie de lire. Et il faut tirer un soupçon d’énergie de ça, de là. De l’appel que j’ai attendu toute la journée. De l’entretien, de quelques mots, d’un oui, d’un non. La vérité, c’est que l’attente se retourne sur elle-même. Pas d’appel parce que j’en aurai trop dit dans la lettre ? parce qu’elle était trop convenue ? trop attendue ? parce que j’ai oublié de dire que ? et que ? ou bien ? non, je n’aurais pas dû dire que ? je n’aurais pas dû parlé de ? trop peu conventionnel ? bien trop pompeux ? fallait-il écrire le nom ? Voyez comme on n’est pas libre. Voyez comment le monde du travail — parce que c’est pour ça, l’appel, pour du travail, c’est pour ça, la lettre, dite de motivation —, même inconsciemment ici (j’ose l’espérer), vous rend honteux et coupable de son silence, de son absence. Du moins j’en fait une petite expérience. Rien, sans doute, à côté des personnes que j’ai pu rencontrer dans la Structure, depuis treize ans. Rien, peut-être, mais il faut le dire vite, parce que c’est la mienne. Parce que je ne connaîtrai jamais celle des autres. Parce qu’elle n’est peut-être pas si faible. Ça m’a coupé l’envie de lire et d’écrire aujourd’hui. — Et ce qu’on vient de lire alors ? me dira-t-on. — Je l’ai gagné au prix de quelques efforts et d’une certaine indifférence de ce qui se jouait. Et c’est peut-être mieux comme ça, et ça devrait peut-être se faire toujours comme ça. De faire ce qu’on à faire, à écrire, et ce faisant de s’en défaire. Comme si pour être plus libre d’écrire il valait mieux ne pas trop y penser, s’en libérer, l’écriture gagnant certainement autant à se libérer de celui qui voulait écrire.
Un long couloir de carreaux blanc cassé et mats. Les mêmes, mais d’un blanc vif et brillant sur les murs, et quelques rouge sombre et vert pâle dispersés. Des piliers qui se font face, des rebords au pied des murs. Le boîtier rouge vif d’une alarme incendie à côté d’une porte vert foncé. Deux feuilles scotchées.
La moquette est d’un gris clair, le papier peint d’un gris foncé moucheté de petits trait bleus, jaunes, rouges. Une petite cheminée en briquettes rouges pour le manteau — où sont posés une petite lampe de chevet à socle en bois clair en forme de poire et abat-jour en toile crème, un grand portrait de lui en école primaire dans une vitre sans cadre, un réveil à oreilles bleu ciel et le boitier pour cassettes en bois construit en cours d’EMT au collège —, des briquettes blanches pour les jambages. Le cœur, condamné par une plaque de contreplaqué, est devenu une niche dans laquelle se trouve une minichaîne hifi noire.
(Onze fragments de sols et de murs. Il n’y a plus qu’à passer de l’autre côté des murs, et voilà. — Et comment on les traverse ?)
Les exemples dans La Vie mode d’emploi retenus par François :
« Il y a des tommettes rouges sur le sol et sur les murs un papier peint représentant divers arbustes.
Il y a sur les murs une peinture marron clair, terne et vieillotte, et sur le sol un tapis brosse presque partout rongé jusqu’à la corde.
La chambre est peinte en vert clair. Le sol est recouvert d’un tapis à carreaux jaunes et roses.
La pièce est vide. Les murs sont laqués de blanc, le sol est couvert de grandes dalles de lave grise.
Le sol est couvert d’une moquette couleur tabac ; les murs sont tendus de panneaux de jute gris clair.
Les murs sont laqués en vert clair, le sol est recouvert d’un tapis de corde d’une texture extrêmement serrée. »
On a l’impression que François s’essaie à ce qu’il proposait naguère dans l’exercice des sols glissant : « ne garder que la suite fuyante des sols ? — ça donne quoi, dans l’éblouissement du texte ? »
De cet ancien exercice, je retiens justement son propre glissement : après un petit aperçu de ce qu’il en est rapport du sol et de la vision verticale, une brève proposition avec le sol au cinéma — la vue plongeante avec pieds qui arpentent est presque un cliché archétype pour signifier qu’on se déplace et où on se déplace — saurions-nous l’importer dans le récit ? — qui n’est jamais qu’une proposition impulsive, en quelque sorte : elle intervient comme un point de bascule vers la véritable consigne d’écriture — faire que le récit avance, donner l’impression par le récit d’une translation rapide dans la ville — noter les sols, les saisir non pas en vue plongeante mais en vie glissée à ras du sol, et cette impression de déplacement sera démultipliée — et son double :
la suite des sols en vue plongeante, ou vue en glissant à quelques centimètres, et que la seule suite de ces phrases créerait cette illusion, jusqu’à l’hypnose, du déplacement rapide ?
Je crois que mon texte d’alors, Sol-air, ne respecte pas vraiment la consigne.

(De l'autre côté des murs.)
Par la fenêtre, en passant, une salle du Coq d’Or. C’était une salle de jeux, billard, baby-foot, flippers, jeux vidéo. Carrelage blanc pour mur blanc, dans un espace mal éclairé, sauf le billard derrière un pan de mur et sa suspension ? Il y a une cheminée. Aujourd’hui c’est une salle de restaurant. Un parquet sombre à joints perdus, couvert en partie d’une moquette bordeaux aux arabesques blanches. Des murs de grandes pierres apparentes écrues. Un grand miroir sur un fond rouille redouble les suspensions lumineuses.
Il y a longtemps, le journal a eu de la concurrence avec un autre hebdomadaire privilégiant le texte sur l’image. La rédaction et la presse cohabitaient dans des hangars en forme de demi-cercles, comme des bidons coupés en deux. J’imagine un sol de béton brut et des murs en tôle ondulées jaune pâle, où l’on a accroché je ne sais quel matériel d’imprimerie, entrecoupés de plaques d’éverite translucide où passe le jour. L’été, on étouffe.
Au pied du portail, tout simple — deux grandes portes en bois brun à nombreux panneaux rectangulaires, dans une arcade aux pieds-droits et aux voussures sans ornements, des arcatures aveugles de part et d’autre, au-dessus — de grandes dalles de pierres grises, plus ou moins claires, serties de multiples rectangles et trapèzes d’acier rouille disposés plus ou moins en éventail, des grands, quelques petits, de simples cernes faits de barres métalliques le plus souvent, parfois des rectangles pleins — recomposition schématique de sarcophages. Est-il possible d’aller de l’un à l’autre, sur tous, à cloche-pied ?
Une allée de goudron entre deux carrés de pelouse. Une rampe en ciment, des rainures. Un regard dans un coin de mur pour une dalle descendante blanche. Un mur blanc, une fenêtre sans volets d’un côté, un autre mur blanc côté adjacent. Une porte-fenêtre vitrée, trois vantaux de bois foncé blanchi. Personne derrière. Ou alors soi-même au fond, qui s’avance.
Derrière la porte, une allée de petits cailloux blancs envahie d’herbes en tous genres, des fascines en branches tressées pour des carrés de potagers en friche, une enceinte grise de moellons bruts haute de plus de deux mètres, lézardée, deux grands arbres au fond, des feuilles mortes.
La ligne d’une main courante, métal brillant, sinueuse au milieu d’un long bassin plein d’eau vive traversant, comme un petit torrent, une grande salle de carreaux gris entre des piliers et des parois de roche brute, plafond de même nature, éclairés depuis leur pied d’une lumière vive sortant des rebords marbrés, lisses, qui les entourent comme des garde-fous, sur lesquels on peut marcher en jouant les équilibristes.
Il y aura eu aussi ces grands carreaux gris couverts de gravats, cartons, bidons en plastique, plaques de polystyrène, bouts de bois, restes des murs et du plafond, défoncés, ainsi que la porte d’entrée, dans une ambiance de fin du monde, grand jour et courant d’air pour toute musique. Et ces piliers rouges, pourpres, piqués, rayés, gravés, salut les squatters svp respect.
tout a été refait depuis, toute la cuisine, des placards d’un blanc étincelant, avec un beau plan de travail marbré, un gris foncé à veine bleu-vert, la table en formica et chromé piqué a cédé la place à une table de bois clair, pieds en époxy, et des chaises du même métal, mais chacune son assise de couleur molletonnée, et type baquet, plus le même standing, même les murs sont d’un gris clair brillant avec une plinthe en plexi à hauteur des dossiers de chaise, faudrait pas abîmer, y a que le carrelage et son pète d’origine, un bel éclat dans la masse
Open space ?
Un linoléum passé, imitant des carreaux hexagonaux grèges, presque effacés autour d’une table, déchiqueté au pied de la porte d’entrée, de deux marches en ciment. Des murs blancs sales à mi-hauteur, quelques coups de crayons, des petits trous. Des dessins sur des cartons découpés, plastifiés. Un grand bouquet de fleurs aux couleurs du feu. Un bateau de pirates fauve. Des montagnes, un clocher, quelques toits et une poignée d’oiseaux, un pont et un moulin, un filet d’eau, quelques lignes entremêlées.
Derrière la porte, les mêmes carreaux mats d’un blanc cassé. Les murs peints sur le même ton. Un tableau noir au fond. De grandes vitres, stores vénitiens largement relevés, donnant sur un parking en contrebas.
La même moquette gris clair, mais une tapisserie claire, crème, des effets de veinage. Une fenêtre à croisillons blancs, d’autres portraits. Une niche dans le mur, une plaque blanche, un écran, un clavier et une souris blancs. Une étagère au-dessus, des figurines, des bandes dessinées, des livres du collège et du lycée, des Profil d’une œuvre.

#03 | Cuisine ouverte
La pièce principale, c’était la chambre. Quand on entre, on se trouve tout de suite dans un grand salon et salle à manger, et c’est tout de suite à gauche. Une petite pièce avec une porte vitrée, une fenêtre donnant sur l’allée. Idéale pour un bureau. Mais c’est sa chambre à lui. Un matelas au sol, un drap et une couverture en bouchon, un bureau, cahiers, classeurs et chemises empilés, des feuilles volantes, crayons et stylos du même ordre (j’imagine), une étagère noire pour quelques livres et plein de disques. La platine CD au sol, à côté des partitions au pied de la batterie et de la guitare dans un coin. Des fringues en tas sur le dossier de la chaise de bureau, au bout du lit. Il devait y avoir une armoire.
L’été, on entre par la fenêtre. La nuit, on se jette sur le lit. On se réveille le matin moitié habillé, moitié bourré. Un pli de drap sur la joue, mal aux cheveux. Bientôt 13 h, café. Le carrelage d’un blanc crème salissant est froid dans la cuisine ouverte sur la salle à manger et salon, derrière la chambre. Il semble recouvrir le long plan de travail contre le mur, avec de plus petits carreaux. Et même la rangée de placards dessous et au-dessus, tellement le blanc a jauni. Il était sûrement rempli d’ustensiles, d’appareils, de couverts en train de sécher, de vaisselle dans l’évier, l’allume-gaz, des produits ménagers, un savon, des taches de calcaire sur le mur, des taches de gras ailleurs, un torchon sale et humide, des boîtes d’épices, le poivrier, la salière, la cafetière filtre qui fume et gargouille. Le sucre, dans un placard ? Une porte-fenêtre prolonge la cuisine sur la terrasse. On prend le café là, au soleil, devant le lacet de la rivière, les arbres et les feuillages flottant, pendant que les spaghettis s’agglutinent dans la casserole d’eau bouillante débordant sur la plaque de gaz. Tu sais qu’une fois, la friteuse a pris feu et moi, réflexe, j’ai vidé le pichet d’eau.Une table en formica blanc, dans une petite pièce envahie par la lumière du soleil. C’est tout ce qui reste de cette cuisine d’appartement dans un H.L.M. D’ailleurs, on n’y allait pas. On restait surtout dans l’ombre de la salle à manger, pour jouer à la console ou à un jeu de rôle. D’ailleurs je n’y jouais pas. J’y suis allé une seule fois chez lui, pour passer le prendre. Ou le peut-être le ramener.
Une fois, on a mangé dans la cuisine. D’habitude, les bouffes entre potes, c’était dans la bentchouli. Là, ça devait être pour son anniversaire, ses dix-huit ans, ou ses vingt. On était invités à manger un couscous maison avec ses parents et ses frères. Une bonne tablée déjà, avant l’arrivée des autres pour le dessert. Martine, sa mère, préparait les assiettes qui passaient de main en main. La couscoussière en inox au milieu de la table, ou au bout, devait étinceler sous la lumière. Après, tous en boîte. Aucun souvenir. Ni de la boîte ni du repas en fait. Sauf ce couscous maison et les bouteilles de Sidi Brahim. Et quelque chose collé sur le frigo, comme un tableau aimanté et un stylo attaché à un fil, ou des Post-it — peut-être que c’était ailleurs, en fait, mais c’est avec cette cuisine que ça me revient. En rentrant, sûr qu’on aura fini à la cave.

(Finalement je coupe, ce texte régressif au possible, qui ne cesse de grossir sans queue ni tête, et se fissure. Qu’est-ce qui cherche à s’écrire, là, en plus ? — ou une manière de de-scription (— Prétention !) ? En tout cas, gardons les fragments en réserve.) || parce que pour les bouffes entre potes, une table, celle de la cuisine, de la salle à manger, du jardin, ou une de camping, ou la table basse dans le salon, voire le bureau, ou les tables de chevet quand la soirée bascule, et tu sais pas où tu tombes, ou un simple coffre de voiture, même une fois une brouette, une planche de surf, un conteneur poubelle, un tronc d’arbre abattu, la fois où on s’est perdu en forêt en allant aux champignons, un rocher… une table ou ce qui peut en faire office et de quoi s’asseoir, mais ça on trouve toujours, suffit de poser son cul par terre et de lever les genoux pour caler l’assiette, et y en a toujours des comme ça, y en a chaque fois deux ou trois qui se barrent comme ça, dans la nature, le verre et l’assiette à la main, tout juste éclairé par la lune, tu les revois pas pendant un bout de temps, et le temps d’aller pisser tu les retrouves attablés comme s’ils avaient jamais bougé, et même ils se plaignent de t’attendre… la table du moment, on dépose tout dessus, et y en a dix fois trop, à chaque fois on en achète trop, on en fait trop, et ça doit être parce qu’on se dit rien, niveau concertation de qui fait quoi, c’est plutôt à celui qu’en dira le moins, on sait qu’on doit apporter un truc, mais tu comptes toujours pour six ou huit, et six ou huit par six ou huit, forcément, y a des restes, après, c’est vrai que y en a qui mangent plutôt liquide, ils se gavent de bretzels et de cacahuètes, et d’autant de verres qui les font basculer va savoir où, à finir vite le cul par terre en tout cas… y a trop à bouffer et, résultat, le lendemain, qu’est-ce qu’on retrouve entre les cadavres de bouteilles, les gobelets, les assiettes et les couverts en plastique, sur la table, et souvent par terre, ben ton reste de cacahuètes et de bretzels brisés, les noix de cajou, les croustilles, des chips en miettes, le bol entier des bâtonnets de concombre, je sais pas pourquoi on en prend, ça se mange pas vraiment, les bâtonnets de carottes plus et tomates cerises, ça passe bien avec un peu de mayo, le mieux c’est une petite sauce blanche, mais c’est rare, et puis les sauces, ça coule et ça se renverse, quand y en a pas un pour t’en foutre dans le nez ou dans l’œil, c’est ça aussi, tu sais pas comment ça commence, et t’es pas tranquille pour bouffer, ça doit être pour ça que les autres se sont barrés la dernière fois, ils ont dû sentir le coup venir, pas comme moi, avec ma salade et mon rôti qui ont fini en chabrot, les cons, en plus c’était une bonne bouteille… tout ce qui reste, et tout ce qui part, direction la poubelle, la coupelle encore pleine d’olives mélangées à des noyaux et ça finit en cendrier, les petits toasts de pain de mie resté toute la nuit dehors, et c’est de la bouillie en rosée, les rondelles d’œufs par terre, les tranches de pain trouée parce que l’autre aime pas la croûte, du pâté ou des rillettes qui tiennent pas sur le couteau, des dés de cake au jambon, des parts de quiche, de pizzas aux fromages, les bouts de gras de jambon, ou de rôti de porc, qui traînent, comme la peau des rondelles de saucisson et de chorizo, et ça je sais pas mais t’en retrouves partout, ça le saucisson, le chorizo, il en reste pas, mais les peaux, ça peut même finir dans ton lit, des peaux de saucisson et des croûtes de fromage, les bourrins, ça ils aimaient faire de la chambre une arrière-cuisine, je te dis, les soirées elles basculaient à chaque fois en fait, les tables de chevet transformées en mini-bars, les livres en sous-verres, les cadres photos en plateaux-repas, le lit en portefeuille dans le meilleur des cas, en poubelle dans le pire, mais le pire, justement, ça a été dans la toile de tente de je sais plus qui, c’était un lendemain des fêtes de Bayonne, ou de Dax, le réveil avec des bouts de merguez et de ventrèche piétinés, des morceaux de la salade de patates écrasés, des grains de riz, des pâtes, du cake à la banane effrité, il était bon mais un peu cuit, un peu sec, des petits pots moitié plein de glace fondue, ça dégoulinait, et la pomme des tartes en compote dans le sac de couchage, on les avait cherchées mais pas là, et personne à rien dit, on a pas su qui a fait le coup de les glisser là, et l’autre quand il s’est couché, avec toute la jacqueline qu’il avait sifflée, il a rien senti… et les emballages, tous les papiers dispersés, des papiers en plastique, les papiers absorbants, les papiers alu, les papier film, du papier journal aussi, tu sais pas ce qu’il y avait dedans, et tous ces petits papiers colorés, dispersés, envolés, et t’es content de faire le ménage, parce que c’est aussi, tu sais bien, et ça, moins drôle, faire la fête oui, faire la bouffe ça passe, mais le ménage, quand faut faire place nette sinon ça va gueuler, ça va coûter, alors ça aussi même si ça a l’air de rien, d’aller à la chasse au papier dans tous les coins de la salle des fêtes, du hangar, d’un garage, au fond du jardin, sur la terrasse, et le bordel dans la maison, jusque dans les chambres, merde, et la cuisine qui doit être nickel, sauf que le carrelage neuf en a pris un coup quand l’autre s’est retrouvé par terre et le cul de la bouteille a explosé, le carreau avec, juste un éclat heureusement, mais la bouteille, les petits bouts de verre partout, et le vin, un cru bourgeois en plus, pour une fois, qu’on avait piqué dans la cave, et je me souviens que ça gueulait à cause de ça, que ça se faisait pas, mais l’autre voulait rien savoir parce que des bouteilles y en avait plein d’autres et que c’est pas pour une, que ça se verra même pas… y en avait partout sur le carrelage, du vin, et ça avait sauté sur les plinthes en inox, sur les portes de placards, la porte-fenêtre, le mur, les pieds des chaises et de la table, mes pompes, et la serpillière introuvable, combien de papier essuie-tout il a fallu avant de dégager vite fait, fini la soirée entre potes ||
#02 | A la caisse
La lumière frappe le code, les chiffres sur l’écran, et ça bipe. Une fois, deux fois, dix fois. Le même bip en série. À chaque article, à chaque caisse. En même temps, en décalage. Le même bip, le même coup sur des barres aux combinaisons infinies. Les mêmes lignes de chiffres sur chaque écran. Et t’entends plus que ça qu’en t’y penses, ces bips remplissant l’espace, ces lignes chiffrées sur les écrans, invisibles.
Son et lumière couvrant la musique.
Le tapis avance par à-coups, automatiquement. On vide petit à petit le Caddie, article après article. Quelques mots entre le client et la caissière. Elle continue de scanner les articles, mécaniquement. À la fin, quand la barre du client suivant bloque le tapis, pendant que le client, un homme sans âge, range ses courses dans le Caddie, sa main hésitant parfois avant de prendre tel ou tel article pour le ranger correctement dans le bac en plastique transparent, cherche son portefeuille dans un grand imper flottant, genre détective ou inspecteur, fouille dans les pochettes et les rabats pour sa carte de magasin, sans compter la monnaie à ferrailler et la pièce qui tombe et roule derrière lui, jusqu’au pied du mur de dessins installés sur des grilles d’exposition noires, la caissière s’étire, se recale sur son fauteuil, se penche sur le côté pour attraper au pied de la caisse une gourde remplie de touches de toutes les couleurs, sauf le noir, et boire au goulot quatre ou cinq grandes gorgées. Derrière elle, l’espace des six caisses automatiques. Une hôtesse au milieu, débardeur noir sur un t-shirt rose pâle. Elle s’assoit sur un tabouret devant un pupitre, un tas de sacs en toile dessus. Elle est à peine assise qu’elle doit rejoindre une caisse bloquée avec son passe-partout, une sorte de jeton métallique au bout d’une sangle blanche à pois orange. On repense l’enseigne à pois disparue il y a longtemps. On se souvient des premières courses. L’entrée fruits et légumes, le boucher-charcutier au fond, direction le rayon jouets, les livres illustrés, à colorier, bonbons et pochettes surprises à la caisse, et puis faire la course dans les rayons, se cacher dans les penderies, le tourniquet des robes, la cabine d’essayage, disparaître en s’enroulant dans le rideau. Au revoir. Les bips de la caisse reprennent, les articles défilent, le tapis avance d’un cran. On fait un pas ou deux dans la queue.
Et tu vois que ça du tapis roulant, de la caissière derrière sa vitre, derrière son écran, la main sur l’article renversé, le rayon de lumière, le code-barres, le coup sonore, les chiffres sur l’écran, invisibles.
Un même geste vers la lumière rouge, à taper sur le code-barres, traduit en chiffres sur l’écran tactile devant elle. Un autre mode d’écriture, cryptée, pour une autre façon de lire, automatique. La caissière, en débardeur noir, fermeture éclair orange, sur un chemisier bleu ciel. Le logo à gauche, un cercle blanc et bleu à point orange. Une femme assez forte au visage plutôt fin, des cheveux châtains, des mèches claires, en carré sauvage. Des taches de rousseur sur le nez. Les yeux noisette, quelques rides autour, l’œil rivé sur le tapis, le scanner, l’écran. D’un geste, elle fait glisser les articles derrière, à l’aveuglette. À droite, un badge blanc, son nom en noir, en italique. J’ai oublié.
Les traits noirs, l’étiquette blanche, le bip en coup d’œil aveugle sur l’écran tactile.
À quand le Back Free Day ? À quand le jour noir de la grande consommation ? On en serait enfin libéré, on retournerait à ses occupations, à ses préoccupations, au moins pour les découvrir. On serait enfin face à soi-même, et on ferait avec ce qui nous travaille vraiment. Il y a bien le premier mai, c’est vrai. Mais voilà, pas aujourd’hui. Pas du tout. On fait ses courses comme d’habitude, on va au marché, autant de monde, aussi cher, la liste encore incomplète. Et voilà comment tu te retrouves dans une queue à rallonge, coincé entre deux Caddies pleins. Pour trois courses finalement, pas besoin du Caddie. De toute façon, on fait aussi la queue aux caisses automatiques. Partout, à toutes les caisses. On attend, on avance de deux ou trois pas de temps en temps, appuyé sur la barre du Caddie, en écoutant vaguement la musique qui nasille ou grésille, un bruit blanc quelque part au-dessus des lumières pendues à la structure métallique, le nez dans le smartphone, à lire ou écrire. Sauf la caisse. Pas la caissière, qui fait défiler les articles un à un, sur le scanner, d’un même geste.
Alice ?

Voici un texte qui m’aura demandé pas mal d’efforts (qui m’en demande encore), avec : - le choix du personnage de passage en lien avec un ancien texte — choix assez rapide, mais ambigu : si la caissière est un personnage de passage, les clients à la caisse le sont aussi pour elle, c’est donnant-donnant ; - l’écriture du texte dans le creux du texte qui bégaie, follement écrit dans l’été 2022 — avec ces liens et ces renversements dans les consignes d’écriture dont j’ai déjà parlé ; - la tentative avortée de fusion des textes — le texte bégayant, bien que relatif à l’amont du langage, à la poussée de la langue (ceci expliquant vraisemblablement cela, à la mesure du sentiment et du désir de s’exprimer), dévorant le texte dont il est pourtant le support, la matière, comme un sable mouvant en quelque sorte, texte second toujours à venir finalement ; - le développement des fragments du texte — mais avec le pli du bégaiement et de la dévoration, comme par contamination inverse de la poussée de la langue : d’un fragment à l’autre, une perte de moitié des mots, grosso modo ; du premier au dernier, une débandade de l’expression ; à la mesure du désir qu’inspire le lieu (un non-lieu ?) ; - la réorganisation du texte en dispersant les fragments — de façon relativement aléatoire, en fonction de l’épaisseur des blocs-paragraphes (relativement, la mauvaise conscience veillant au grain du non-sens qui bloquerait les paragraphes ; mais après tout pourquoi pas ?) ; - quelques retouches en relisant — images en ligne du magasin à l’appui.
#01 | Entre chien et loup
Les freins sifflent quand il se gare devant la porte, la roue butant et frottant le long du trottoir. La tête sur le volant, il tente de retirer son jeu de clefs à l’aveuglette, qui lui échappe et glisse sous le siège en cliquetant. Non… En voulant se passer la tête sous le volant, il s’effondre sur le siège passager. Soupirant, haletant, il reste là, fixant par la fenêtre le feuillage renversé de l’érable, flottant dans une lumière saccadée en rouge et noir.
C’est pas bientôt fini ? La voix étouffée qui sort du parquet, suivie de cinq autres coups secs, les arrête. Ils ne bougent plus. Ils restent là, allongés, l’un sur l’autre. Ils se regardent, le souffle court plus ou moins contenu. Ils tendent l’oreille vers ce qui peut se passer encore dessous, l’œil parcourant le visage de l’autre. Ces visages pâles voilés de bleu d’un côté, effacés de l’autre, qu’est venue frapper la lumière de l’écran lorsqu’un livre, en équilibre instable au sommet d’une pile d’autres sur le bureau, est tombé sur le clavier, rallumant la machine. Ils écoutent, sans bouger. Une nouvelle salve de coups, Nom de Dieu ! On ne bouge pas, on se regarde. On se sourit. Elle finit par redresser la tête, lui murmure quelque chose à l’oreille, le cœur battant. Elle ne parvient pas à distinguer l’heure, seulement la lueur rouge du radio-réveil. Mais avec le cadre des volets fermés, elle sait qu’on est maintenant entre chien et loup.
Dans le tunnel du chemin de ronde, un type en guenilles avance à tâtons contre le mur humide. Quand il tombe sur la grille, il entre, les charnières crissent, il bute contre la seconde marche. Qu’est-ce que j’ai fait de mon feu ?
Elle descend l’escalier de bois en robe de chambre, doucement, en se retenant au mur, ses charentaises en savate manquant de se dérober à chaque pas. En bas, elle s’arrête, jette un œil à la vitre bleutée de la porte d’entrée, en soupirant, et traverse le hall pour s’installer en face, dans le gros fauteuil en cuir brun passé, fripé, où l’attendent une chemise en carton rouge, un stylo Mont Blanc coincé dans l’élastique et trois livres de droit à demi recouvert par le journal Libération froissé. La lumière de la lampe halogène grésille. Elle est tout juste assise qu’elle doit se relever pour aller chercher dans la cuisine, derrière, sa paire de lunettes. Elle boit le fond de verre d’eau restant. Le frigo s’enclenche en tremblant. Dehors ça sile, ça racle. Le chat surgit et pose ses pattes sur la porte-fenêtre. En face, on éteint.
Se redresser sur l’oreiller, attraper son carnet et son crayon de papier, griffonner quelque chose vite et fort, refermer et reposer sur la table de chevet, s’allonger sur le lit. Le bloc de mots fantomatique, le fond de radio sur un glissando électrique imitant le son d’un scratch, les arrêts et les démarrages du camion poubelle, entre les posters de Mandela, de Guevara, le jeu de fléchettes, une porte coulissante du placard entrouverte, la barre d’ombre, la puissante coordination rythmique des instruments alignée sur le phrasé saccadé du chant, des cris, l’abat-jour en forme de corolle blanc cassé, la peinture du plafond écaillée, crevée. Se relever, se glisser derrière le rideau de la fenêtre, les feux de détresse du camion, le feuillage des arbres et un pan de la façade du château clignotant rouge, un passant tirant constamment sur la laisse de son chien noir, un sifflement de freins, les coups de la benne à ordures automatique. Éteindre la lampe.
Il rentre en poussant son Solex crevé, l’allée de cailloux crépite, l’engin contre la porte de garage glisse et tombe, la sonnette saute, la porte claque.
Dans la lumière alternée de trois spots, au fond d’une cave voûtée, mur et plafond de pavés irréguliers, sol de terre battue, on joue aux dés sur une table de jardin en bois décati, au milieu des verres, des bouteilles de bière et de rosé, plus ou moins vides, des assiettes en carton pour des restes de cacahuètes, de parts de pizza, des sachets de chips et de croustilles, des verres en plastique blanc, une coupelle bleu ciel ébréchée pour cendrier, le fond noirci, des paquets de cigarettes, rouge, blanc, bleu, un petit briquet en plastique rose, un autre zébré, des volutes de fumée saturent l’atmosphère voilée, la poussière ambiante volette dans les rayons rouge, vert, bleu. Et qu’est-ce qu’il fabrique l’autre ? il en met du temps ! — Je mets quoi comme musique ?
Ça brasse, ça remonte, alors elle court dans le couloir sombre vers la salle de bain, rate le bouton en entrant, se jette à quatre pattes, la tête dans la cuvette du coin toilettes où elle vomit tout son soûl.
Sur une terrasse d’angles et d’ombres, on s’apprête à sauter d’un muret à celui du jardin du voisin au-dessus de la petite rue étroite et sinueuse entre les murs, sous des passerelles et un tunnel, dans le noir encore total, et où s’engouffrent en modulations sourdes vibrations, sifflements, coups secs et de rauques Miaou…

« une aventure de l’écriture en amont d’elle-même, et qui n’est autre qu’elle-même, texte en tête », mobile, photo, calepin, parking (et la vidéosurveillance omnisciente, quasi une intime), ah Will (#13), je te souhaite bonne aventure !
La majeure partie de l’aventure est faite depuis le cycle d’été 2022 (revue et corrigée, et malmenée parfois, par un peu d’imagination). Reste plus qu’à trouver quelques images des caméras de vidéosurveillance sur je ne sais quel site du deep web. Mais bon, à défaut les captures d’écran Google Maps suffiront. Je gagnerai du temps et prendrai moins de risques inutiles. — Merci Christophe
J’ai clairement raté des épisodes — il faudra que j’aille ici et là te relire et lire… Mais permets-moi ici une question (pardon si tu as déjà abordé le sujet) : quelle importance revêt pour toi la collecte, et la présence dans le texte, de ces images ?