Les freins sifflent quand il se gare devant la porte, la roue butant et frottant le long du trottoir. La tête sur le volant, il tente de retirer son jeu de clefs à l’aveuglette, qui lui échappe et glisse sous le siège en cliquetant. Et ça continue ! En voulant se passer la tête sous le volant, il s’effondre sur le siège passager. Soupirant, haletant, il reste là, fixant par la fenêtre le feuillage renversé de l’érable, flottant dans une lumière saccadée en rouge et noir. Le ciel en force de pénombre.
C’est pas fini ce bordel ! La voix étouffée qui sort du parquet, suivie de cinq autres coups secs, les arrête. Ils ne bougent plus. Ils restent là, allongés, l’un sur l’autre. Ils se regardent, le souffle court plus ou moins contenu. Ils tendent l’oreille vers ce qui peut se passer encore dessous, l’œil parcourant le visage de l’autre. Ces visages pâles voilés de bleu d’un côté, effacés de l’autre, qu’est venue frapper la lumière de l’écran lorsqu’un livre, en équilibre instable au sommet d’une pile d’autres sur le bureau, est tombé sur le clavier, rallumant la machine. Ils écoutent, sans bouger. Une nouvelle salve de coups, Foutre Dieu ! On ne bouge pas, on se regarde. On se sourit. Elle finit par redresser la tête, lui murmure quelque chose à l’oreille, le cœur battant. Elle ne parvient pas à distinguer l’heure, seulement la lueur rouge du radio-réveil. Mais avec le cadre des volets fermés, elle sait qu’on est maintenant entre chien et loup.
Dans le tunnel du chemin de ronde, un type en guenilles avance à tâtons contre le mur humide. Quand il tombe sur la grille, il entre, les charnières crissent, il bute contre la seconde marche. Qu’est-ce que j’ai fait de mon feu ?
Elle descend l’escalier de bois en robe de chambre, doucement, en se retenant au mur, ses charentaises en savate manquant de se dérober à chaque pas. En bas, elle s’arrête, jette un œil à la vitre bleutée de la porte d’entrée, en soupirant, et traverse le hall pour s’installer en face, dans le gros fauteuil en cuir brun passé, fripé, où l’attendent une chemise en carton rouge, un stylo Mont Blanc coincé dans l’élastique et trois livres de droit à demi recouvert par le journal Libération froissé. La lumière de la lampe halogène grésille. Elle est tout juste assise qu’elle doit se relever pour aller chercher dans la cuisine, derrière, sa paire de lunettes. Elle boit le fond de verre d’eau restant. Le frigo s’enclenche en tremblant. Dehors ça sile, ça racle. Le chat surgit et pose ses pattes sur la porte-fenêtre. En face, on éteint.
Se redresser sur l’oreiller, attraper son carnet et son crayon de papier, griffonner quelque chose vite et fort, refermer et reposer sur la table de chevet, s’allonger sur le lit. Le bloc de mots fantomatique, le fond de radio sur un glissando électrique imitant le son d’un scratch, les arrêts et les démarrages du camion poubelle, entre les posters de Mandela, de Guevara, le jeu de fléchettes, une porte coulissante du placard entrouverte, la barre d’ombre, la puissante coordination rythmique des instruments alignée sur le phrasé saccadé du chant, des cris, l’abat-jour en forme de corolle blanc cassé, la peinture du plafond écaillée, crevée. Se relever, se glisser derrière le rideau de la fenêtre, les feux de détresse du camion, le feuillage des arbres et un pan de la façade du château clignotant rouge, un passant tirant constamment sur la laisse de son chien noir, un sifflement de freins, les coups de la benne à ordures automatique. Éteindre la lampe.
Il rentre en poussant son Solex crevé, l’allée de cailloux crépite, l’engin contre la porte de garage glisse et tombe, la sonnette saute, la porte claque.
Dans la lumière alternée de trois spots, au fond d’une cave voûtée, mur et plafond de pavés irréguliers, sol de terre battue, on joue aux dés sur une table de jardin en bois décati, au milieu des verres, des bouteilles de bière et de rosé, plus ou moins vides, des assiettes en carton pour des restes de cacahuètes, de parts de pizza, des sachets de chips et de croustilles, des verres en plastique blanc, une coupelle bleu ciel ébréchée pour cendrier, le fond noirci, des paquets de cigarettes, rouge, blanc, bleu, un petit briquet en plastique rose, un autre zébré, des volutes de fumée saturent l’atmosphère voilée, la poussière ambiante volette dans les rayons rouge, vert, bleu. Et qu’est-ce qu’il fabrique l’autre ? il en met du temps ! — Je mets quoi comme musique ?
Ça brasse, ça remonte, alors elle court dans le couloir sombre vers la salle de bain, rate le bouton en entrant, se jette à quatre pattes, la tête dans la cuvette du coin toilettes où elle vomit tout son soûl.
Sur une terrasse d’angles et d’ombres, on s’apprête à sauter d’un muret à celui du jardin du voisin au-dessus de la petite rue étroite et sinueuse entre les murs, sous des passerelles et un tunnel, dans le noir encore total, et où s’engouffrent en modulations sourdes vibrations, sifflements, coups secs et de rauques Miaou…