#01 | Entre chien et loup
#02 | A la caisse
#03 | Cuisine ouverte
#04 | Open space ?
#04 | Open space ?
De l’atelier en général, de François au détour de la dernière consigne : « c’est la fatigue qui extorque à l’écriture ses possibles. »
Des pavés plus ou moins rectangulaires, plus ou moins réguliers, formant une rigole, des pierres informes de part et d’autre, la voie en nuances vert de gris, sauf les joints plus sombres, sauf la ligne centrale, plus creuse, plus droite, une découpe dans laquelle se dressent, ici et là, des brins d’herbe folle, et contre les murs, de pierre de taille rénovées, de crépi en lambeaux, aplats d’un beige vert de gris, taches anthracites, lichens, mousses — au pied des murs quelques plates-bandes pour des plantes, des buissons, des arbustes, pas de fleurs. Plus bas, un arbre, un if je crois, a pris racine dans le mur.
Sur la porte vitrée, le nom en lettres majuscules blanches, inversées. Au sol, un tapis gris foncé, chiné, sur des carreaux blancs. Des carreaux ni grands ni petits. Sensiblement de la même largeur que les lattes en bois, ou en pvc imitation bois, blanches, qui recouvrent les murs. La secrétaire ne sort pas la tête de ses écrans. Il y a une plante verte sous un escalier en colimaçon. On entend une chasse d’eau.
Il fait si sombre que les dalles ne forment plus qu’un sol d’ombre. La lumière de quelques petits projecteurs, trop loin, n’éclaire jamais que la voûte du plafond, les vitraux et les piliers. Sur celui qui se dresse devant moi, une feuille scotchée sur laquelle on lit : Il est très possible que, en cette église, vous entendiez l’appel de Dieu… En revanche, il est très improbable qu’il vous contacte par téléphone !
Dans le sas d’attente des Fossés, sur une petite chaise noire, les carreaux gris foncé du sol, une ou deux petites trainées blanches sur chacun, le pan de mur bleu, en face, d’un bleu intense, roi, les plinthes blanches, un plan d’évacuation.
Un couloir de terre battue en pente douce entre des murs de pierres grises, vertes, vraiment noires par endroits, recouvertes d’inscriptions gravées, écrites, peintes, des petites, des blanches, BOU, des signes, un point rouge, des grandes, des tags, des mots, des noires, des insultes, des biffures, des histoires, ni dieu ni maître, un cœur, au blanco, des autocollants, majuscules pleines, des vides, des prénoms, une grande croix bleue, dream garden.
Des murs de rose et de gris. Des parois granuleuses. De grandes zones blanches comme si on avait passé de la craie. Des murs, des angles. Des strates. Des surfaces planes bosselées, piquetées. Des parois devenues murs à coups de marteaux et de ciseaux, de traits. Des fissures. Des moisissures. Jusqu’au plafond, jusque sur le sol. Un plafond en nuances de gris, avec des zones creuses, des parties effondrées. Un sol rocheux, couvert d’un mélange de terre et de gravats par endroits. Du sable sur des tuyaux en pvc le long d’un mur. Une ligne grise, rythmée de quelques marques bleues, jaunes et rouges, filant dans l’obscurité de la galerie.
Il y avait de très grands carreaux gris au sol, comme des plaques de béton, des murs et des piliers rouges, pourpres, dans une atmosphère feutrée, plutôt sombre, où le monde se pressait, s’entassait, musique à fond.
et partout sur le carrelage, ça avait sauté sur les plinthes en inox, les portes de placards d’un blanc cassé, jauni, et la porte-fenêtre, et le mur, la tapisserie elle aussi d’un jaune crasseux, et le chrome piqué des pieds des chaises et de la table, mes pompes, et la serpillière introuvable, combien de papier essuie-tout il a fallu sur ce carrelage neuf de grands carreaux blancs légèrement marbré, de veines grises, noires, pour éponger la grande flaque rouge, violacée
Un parquet usé de fines lames. Un rayon de lumière entre de lourds rideaux occultants pour le relever d’un éclat ni brillant ni mat. Sur les murs deux posters se font face : une voiture de course dernier cri et une jeune femme élancée valant pour leurs formes, leurs courbes, les volutes qu’elles dessineraient si on ne gardait que leurs traits forts, comme des cernes.
La vérité, c’est plutôt la fatigue qui m’extorque. Pas eu envie d’écrire aujourd’hui, pas eu envie de lire. Et il faut tirer un soupçon d’énergie de ça, de là. De l’appel que j’ai attendu toute la journée. De l’entretien, de quelques mots, d’un oui, d’un non. La vérité, c’est que l’attente se retourne sur elle-même. Pas d’appel parce que j’en aurai trop dit dans la lettre ? parce qu’elle était trop convenue ? trop attendue ? parce que j’ai oublié de dire que ? et que ? ou bien ? non, je n’aurais pas dû dire que ? je n’aurais pas dû parlé de ? trop peu conventionnel ? bien trop pompeux ? fallait-il écrire le nom ? Voyez comme on n’est pas libre. Voyez comment le monde du travail — parce que c’est pour ça, l’appel, pour du travail, c’est pour ça, la lettre, dite de motivation —, même inconsciemment ici (j’ose l’espérer), vous rend honteux et coupable de son silence, de son absence. Du moins j’en fait une petite expérience. Rien, sans doute, à côté des personnes que j’ai pu rencontrer dans la Structure, depuis treize ans. Rien, peut-être, mais il faut le dire vite, parce que c’est la mienne. Parce que je ne connaîtrai jamais celle des autres. Parce qu’elle n’est peut-être pas si faible. Ça m’a coupé l’envie de lire et d’écrire aujourd’hui. — Et ce qu’on vient de lire alors ? me dira-t-on. — Je l’ai gagné au prix de quelques efforts et d’une certaine indifférence de ce qui se jouait. Et c’est peut-être mieux comme ça, et ça devrait peut-être se faire toujours comme ça. De faire ce qu’on à faire, à écrire, et ce faisant de s’en défaire. Comme si pour être plus libre d’écrire il valait mieux ne pas trop y penser, s’en libérer, l’écriture gagnant certainement autant à se libérer de celui qui voulait écrire.
Un long couloir de carreaux blanc cassé et mats. Les mêmes, mais d’un blanc vif et brillant sur les murs, et quelques rouge sombre et vert pâle dispersés. Des piliers qui se font face, des rebords au pied des murs. Le boîtier rouge vif d’une alarme incendie à côté d’une porte vert foncé. Deux feuilles scotchées.
La moquette est d’un gris clair, le papier peint d’un gris foncé moucheté de petits trait bleus, jaunes, rouges. Une petite cheminée en briquettes rouges pour le manteau — où sont posés une petite lampe de chevet à socle en bois clair en forme de poire et abat-jour en toile crème, un grand portrait de lui en école primaire dans une vitre sans cadre, un réveil à oreilles bleu ciel et le boitier pour cassettes en bois construit en cours d’EMT au collège —, des briquettes blanches pour les jambages. Le cœur, condamné par une plaque de contreplaqué, est devenu une niche dans laquelle se trouve une minichaîne hifi noire.
(Onze fragments de sols et de murs. Il n’y a plus qu’à passer de l’autre côté des murs, et voilà. — Et comment on les traverse ?)
Les exemples dans La Vie mode d’emploi retenus par François :
« Il y a des tommettes rouges sur le sol et sur les murs un papier peint représentant divers arbustes.
Il y a sur les murs une peinture marron clair, terne et vieillotte, et sur le sol un tapis brosse presque partout rongé jusqu’à la corde.
La chambre est peinte en vert clair. Le sol est recouvert d’un tapis à carreaux jaunes et roses.
La pièce est vide. Les murs sont laqués de blanc, le sol est couvert de grandes dalles de lave grise.
Le sol est couvert d’une moquette couleur tabac ; les murs sont tendus de panneaux de jute gris clair.
Les murs sont laqués en vert clair, le sol est recouvert d’un tapis de corde d’une texture extrêmement serrée. »
On a l’impression que François s’essaie à ce qu’il proposait naguère dans l’exercice des sols glissant : « ne garder que la suite fuyante des sols ? — ça donne quoi, dans l’éblouissement du texte ? »
De cet ancien exercice, je retiens justement son propre glissement : après un petit aperçu de ce qu’il en est rapport du sol et de la vision verticale, une brève proposition avec le sol au cinéma — la vue plongeante avec pieds qui arpentent est presque un cliché archétype pour signifier qu’on se déplace et où on se déplace — saurions-nous l’importer dans le récit ? — qui n’est jamais qu’une proposition impulsive, en quelque sorte : elle intervient comme un point de bascule vers la véritable consigne d’écriture — faire que le récit avance, donner l’impression par le récit d’une translation rapide dans la ville — noter les sols, les saisir non pas en vue plongeante mais en vie glissée à ras du sol, et cette impression de déplacement sera démultipliée — et son double :
la suite des sols en vue plongeante, ou vue en glissant à quelques centimètres, et que la seule suite de ces phrases créerait cette illusion, jusqu’à l’hypnose, du déplacement rapide ?
Je crois que mon texte d’alors, Sol-air, ne respecte pas vraiment la consigne.
(De l'autre côté des murs.)
Par la fenêtre, en passant, une salle du Coq d’Or. C’était une salle de jeux, billard, baby-foot, flippers, jeux vidéo. Carrelage blanc pour mur blanc, dans un espace mal éclairé, sauf le billard derrière un pan de mur et sa suspension ? Il y a une cheminée. Aujourd’hui c’est une salle de restaurant. Un parquet sombre à joints perdus, couvert en partie d’une moquette bordeaux aux arabesques blanches. Des murs de grandes pierres apparentes écrues. Un grand miroir sur un fond rouille redouble les suspensions lumineuses.
Il y a longtemps, le journal a eu de la concurrence avec un autre hebdomadaire privilégiant le texte sur l’image. La rédaction et la presse cohabitaient dans des hangars en forme de demi-cercles, comme des bidons coupés en deux. J’imagine un sol de béton brut et des murs en tôle ondulées jaune pâle, où l’on a accroché je ne sais quel matériel d’imprimerie, entrecoupés de plaques d’éverite translucide où passe le jour. L’été, on étouffe.
Au pied du portail, tout simple — deux grandes portes en bois brun à nombreux panneaux rectangulaires, dans une arcade aux pieds-droits et aux voussures sans ornements, des arcatures aveugles de part et d’autre, au-dessus — de grandes dalles de pierres grises, plus ou moins claires, serties de multiples rectangles et trapèzes d’acier rouille disposés plus ou moins en éventail, des grands, quelques petits, de simples cernes faits de barres métalliques le plus souvent, parfois des rectangles pleins — recomposition schématique de sarcophages. Est-il possible d’aller de l’un à l’autre, sur tous, à cloche-pied ?
Une allée de goudron entre deux carrés de pelouse. Une rampe en ciment, des rainures. Un regard dans un coin de mur pour une dalle descendante blanche. Un mur blanc, une fenêtre sans volets d’un côté, un autre mur blanc côté adjacent. Une porte-fenêtre vitrée, trois vantaux de bois foncé blanchi. Personne derrière. Ou alors soi-même au fond, qui s’avance.
Derrière la porte, une allée de petits cailloux blancs envahie d’herbes en tous genres, des fascines en branches tressées pour des carrés de potagers en friche, une enceinte grise de moellons bruts haute de plus de deux mètres, lézardée, deux grands arbres au fond, des feuilles mortes.
La ligne d’une main courante, métal brillant, sinueuse au milieu d’un long bassin plein d’eau vive traversant, comme un petit torrent, une grande salle de carreaux gris entre des piliers et des parois de roche brute, plafond de même nature, éclairés depuis leur pied d’une lumière vive sortant des rebords marbrés, lisses, qui les entourent comme des garde-fous, sur lesquels on peut marcher en jouant les équilibristes.
Il y aura eu aussi ces grands carreaux gris couverts de gravats, cartons, bidons en plastique, plaques de polystyrène, bouts de bois, restes des murs et du plafond, défoncés, ainsi que la porte d’entrée, dans une ambiance de fin du monde, grand jour et courant d’air pour toute musique. Et ces piliers rouges, pourpres, piqués, rayés, gravés, salut les squatters svp respect.
tout a été refait depuis, toute la cuisine, des placards d’un blanc étincelant, avec un beau plan de travail marbré, un gris foncé à veine bleu-vert, la table en formica et chromé piqué a cédé la place à une table de bois clair, pieds en époxy, et des chaises du même métal, mais chacune son assise de couleur molletonnée, et type baquet, plus le même standing, même les murs sont d’un gris clair brillant avec une plinthe en plexi à hauteur des dossiers de chaise, faudrait pas abîmer, y a que le carrelage et son pète d’origine, un bel éclat dans la masse
Open space ?
Un linoléum passé, imitant des carreaux hexagonaux grèges, presque effacés autour d’une table, déchiqueté au pied de la porte d’entrée, de deux marches en ciment. Des murs blancs sales à mi-hauteur, quelques coups de crayons, des petits trous. Des dessins sur des cartons découpés, plastifiés. Un grand bouquet de fleurs aux couleurs du feu. Un bateau de pirates fauve. Des montagnes, un clocher, quelques toits et une poignée d’oiseaux, un pont et un moulin, un filet d’eau, quelques lignes entremêlées.
Derrière la porte, les mêmes carreaux mats d’un blanc cassé. Les murs peints sur le même ton. Un tableau noir au fond. De grandes vitres, stores vénitiens largement relevés, donnant sur un parking en contrebas.
La même moquette gris clair, mais une tapisserie claire, crème, des effets de veinage. Une fenêtre à croisillons blancs, d’autres portraits. Une niche dans le mur, une plaque blanche, un écran, un clavier et une souris blancs. Une étagère au-dessus, des figurines, des bandes dessinées, des livres du collège et du lycée, des Profil d’une œuvre.
#03 | Cuisine ouverte
La pièce principale, c’était la chambre. Quand on entre, on se trouve tout de suite dans un grand salon et salle à manger, et c’est tout de suite à gauche. Une petite pièce avec une porte vitrée, une fenêtre donnant sur l’allée. Idéale pour un bureau. Mais c’est sa chambre à lui. Un matelas au sol, un drap et une couverture en bouchon, un bureau, cahiers, classeurs et chemises empilés, des feuilles volantes, crayons et stylos du même ordre (j’imagine), une étagère noire pour quelques livres et plein de disques. La platine CD au sol, à côté des partitions au pied de la batterie et de la guitare dans un coin. Des fringues en tas sur le dossier de la chaise de bureau, au bout du lit. Il devait y avoir une armoire.
L’été, on entre par la fenêtre. La nuit, on se jette sur le lit. On se réveille le matin moitié habillé, moitié bourré. Un pli de drap sur la joue, mal aux cheveux. Bientôt 13 h, café. Le carrelage d’un blanc crème salissant est froid dans la cuisine ouverte sur la salle à manger et salon, derrière la chambre. Il semble recouvrir le long plan de travail contre le mur, avec de plus petits carreaux. Et même la rangée de placards dessous et au-dessus, tellement le blanc a jauni. Il était sûrement rempli d’ustensiles, d’appareils, de couverts en train de sécher, de vaisselle dans l’évier, l’allume-gaz, des produits ménagers, un savon, des taches de calcaire sur le mur, des taches de gras ailleurs, un torchon sale et humide, des boîtes d’épices, le poivrier, la salière, la cafetière filtre qui fume et gargouille. Le sucre, dans un placard ? Une porte-fenêtre prolonge la cuisine sur la terrasse. On prend le café là, au soleil, devant le lacet de la rivière, les arbres et les feuillages flottant, pendant que les spaghettis s’agglutinent dans la casserole d’eau bouillante débordant sur la plaque de gaz. Tu sais qu’une fois, la friteuse a pris feu et moi, réflexe, j’ai vidé le pichet d’eau.Une table en formica blanc, dans une petite pièce envahie par la lumière du soleil. C’est tout ce qui reste de cette cuisine d’appartement dans un H.L.M. D’ailleurs, on n’y allait pas. On restait surtout dans l’ombre de la salle à manger, pour jouer à la console ou à un jeu de rôle. D’ailleurs je n’y jouais pas. J’y suis allé une seule fois chez lui, pour passer le prendre. Ou le peut-être le ramener.
Une fois, on a mangé dans la cuisine. D’habitude, les bouffes entre potes, c’était dans la bentchouli. Là, ça devait être pour son anniversaire, ses dix-huit ans, ou ses vingt. On était invités à manger un couscous maison avec ses parents et ses frères. Une bonne tablée déjà, avant l’arrivée des autres pour le dessert. Martine, sa mère, préparait les assiettes qui passaient de main en main. La couscoussière en inox au milieu de la table, ou au bout, devait étinceler sous la lumière. Après, tous en boîte. Aucun souvenir. Ni de la boîte ni du repas en fait. Sauf ce couscous maison et les bouteilles de Sidi Brahim. Et quelque chose collé sur le frigo, comme un tableau aimanté et un stylo attaché à un fil, ou des Post-it — peut-être que c’était ailleurs, en fait, mais c’est avec cette cuisine que ça me revient. En rentrant, sûr qu’on aura fini à la cave.
(Finalement je coupe, ce texte régressif au possible, qui ne cesse de grossir sans queue ni tête, et se fissure. Qu’est-ce qui cherche à s’écrire, là, en plus ? — ou une manière de de-scription (— Prétention !) ? En tout cas, gardons les fragments en réserve.) || parce que pour les bouffes entre potes, une table, celle de la cuisine, de la salle à manger, du jardin, ou une de camping, ou la table basse dans le salon, voire le bureau, ou les tables de chevet quand la soirée bascule, et tu sais pas où tu tombes, ou un simple coffre de voiture, même une fois une brouette, une planche de surf, un conteneur poubelle, un tronc d’arbre abattu, la fois où on s’est perdu en forêt en allant aux champignons, un rocher… une table ou ce qui peut en faire office et de quoi s’asseoir, mais ça on trouve toujours, suffit de poser son cul par terre et de lever les genoux pour caler l’assiette, et y en a toujours des comme ça, y en a chaque fois deux ou trois qui se barrent comme ça, dans la nature, le verre et l’assiette à la main, tout juste éclairé par la lune, tu les revois pas pendant un bout de temps, et le temps d’aller pisser tu les retrouves attablés comme s’ils avaient jamais bougé, et même ils se plaignent de t’attendre… la table du moment, on dépose tout dessus, et y en a dix fois trop, à chaque fois on en achète trop, on en fait trop, et ça doit être parce qu’on se dit rien, niveau concertation de qui fait quoi, c’est plutôt à celui qu’en dira le moins, on sait qu’on doit apporter un truc, mais tu comptes toujours pour six ou huit, et six ou huit par six ou huit, forcément, y a des restes, après, c’est vrai que y en a qui mangent plutôt liquide, ils se gavent de bretzels et de cacahuètes, et d’autant de verres qui les font basculer va savoir où, à finir vite le cul par terre en tout cas… y a trop à bouffer et, résultat, le lendemain, qu’est-ce qu’on retrouve entre les cadavres de bouteilles, les gobelets, les assiettes et les couverts en plastique, sur la table, et souvent par terre, ben ton reste de cacahuètes et de bretzels brisés, les noix de cajou, les croustilles, des chips en miettes, le bol entier des bâtonnets de concombre, je sais pas pourquoi on en prend, ça se mange pas vraiment, les bâtonnets de carottes plus et tomates cerises, ça passe bien avec un peu de mayo, le mieux c’est une petite sauce blanche, mais c’est rare, et puis les sauces, ça coule et ça se renverse, quand y en a pas un pour t’en foutre dans le nez ou dans l’œil, c’est ça aussi, tu sais pas comment ça commence, et t’es pas tranquille pour bouffer, ça doit être pour ça que les autres se sont barrés la dernière fois, ils ont dû sentir le coup venir, pas comme moi, avec ma salade et mon rôti qui ont fini en chabrot, les cons, en plus c’était une bonne bouteille… tout ce qui reste, et tout ce qui part, direction la poubelle, la coupelle encore pleine d’olives mélangées à des noyaux et ça finit en cendrier, les petits toasts de pain de mie resté toute la nuit dehors, et c’est de la bouillie en rosée, les rondelles d’œufs par terre, les tranches de pain trouée parce que l’autre aime pas la croûte, du pâté ou des rillettes qui tiennent pas sur le couteau, des dés de cake au jambon, des parts de quiche, de pizzas aux fromages, les bouts de gras de jambon, ou de rôti de porc, qui traînent, comme la peau des rondelles de saucisson et de chorizo, et ça je sais pas mais t’en retrouves partout, ça le saucisson, le chorizo, il en reste pas, mais les peaux, ça peut même finir dans ton lit, des peaux de saucisson et des croûtes de fromage, les bourrins, ça ils aimaient faire de la chambre une arrière-cuisine, je te dis, les soirées elles basculaient à chaque fois en fait, les tables de chevet transformées en mini-bars, les livres en sous-verres, les cadres photos en plateaux-repas, le lit en portefeuille dans le meilleur des cas, en poubelle dans le pire, mais le pire, justement, ça a été dans la toile de tente de je sais plus qui, c’était un lendemain des fêtes de Bayonne, ou de Dax, le réveil avec des bouts de merguez et de ventrèche piétinés, des morceaux de la salade de patates écrasés, des grains de riz, des pâtes, du cake à la banane effrité, il était bon mais un peu cuit, un peu sec, des petits pots moitié plein de glace fondue, ça dégoulinait, et la pomme des tartes en compote dans le sac de couchage, on les avait cherchées mais pas là, et personne à rien dit, on a pas su qui a fait le coup de les glisser là, et l’autre quand il s’est couché, avec toute la jacqueline qu’il avait sifflée, il a rien senti… et les emballages, tous les papiers dispersés, des papiers en plastique, les papiers absorbants, les papiers alu, les papier film, du papier journal aussi, tu sais pas ce qu’il y avait dedans, et tous ces petits papiers colorés, dispersés, envolés, et t’es content de faire le ménage, parce que c’est aussi, tu sais bien, et ça, moins drôle, faire la fête oui, faire la bouffe ça passe, mais le ménage, quand faut faire place nette sinon ça va gueuler, ça va coûter, alors ça aussi même si ça a l’air de rien, d’aller à la chasse au papier dans tous les coins de la salle des fêtes, du hangar, d’un garage, au fond du jardin, sur la terrasse, et le bordel dans la maison, jusque dans les chambres, merde, et la cuisine qui doit être nickel, sauf que le carrelage neuf en a pris un coup quand l’autre s’est retrouvé par terre et le cul de la bouteille a explosé, le carreau avec, juste un éclat heureusement, mais la bouteille, les petits bouts de verre partout, et le vin, un cru bourgeois en plus, pour une fois, qu’on avait piqué dans la cave, et je me souviens que ça gueulait à cause de ça, que ça se faisait pas, mais l’autre voulait rien savoir parce que des bouteilles y en avait plein d’autres et que c’est pas pour une, que ça se verra même pas… y en avait partout sur le carrelage, du vin, et ça avait sauté sur les plinthes en inox, sur les portes de placards, la porte-fenêtre, le mur, les pieds des chaises et de la table, mes pompes, et la serpillière introuvable, combien de papier essuie-tout il a fallu avant de dégager vite fait, fini la soirée entre potes ||
#02 | A la caisse
La lumière frappe le code, les chiffres sur l’écran, et ça bipe. Une fois, deux fois, dix fois. Le même bip en série. À chaque article, à chaque caisse. En même temps, en décalage. Le même bip, le même coup sur des barres aux combinaisons infinies. Les mêmes lignes de chiffres sur chaque écran. Et t’entends plus que ça qu’en t’y penses, ces bips remplissant l’espace, ces lignes chiffrées sur les écrans, invisibles.
Son et lumière couvrant la musique.
Le tapis avance par à-coups, automatiquement. On vide petit à petit le Caddie, article après article. Quelques mots entre le client et la caissière. Elle continue de scanner les articles, mécaniquement. À la fin, quand la barre du client suivant bloque le tapis, pendant que le client, un homme sans âge, range ses courses dans le Caddie, sa main hésitant parfois avant de prendre tel ou tel article pour le ranger correctement dans le bac en plastique transparent, cherche son portefeuille dans un grand imper flottant, genre détective ou inspecteur, fouille dans les pochettes et les rabats pour sa carte de magasin, sans compter la monnaie à ferrailler et la pièce qui tombe et roule derrière lui, jusqu’au pied du mur de dessins installés sur des grilles d’exposition noires, la caissière s’étire, se recale sur son fauteuil, se penche sur le côté pour attraper au pied de la caisse une gourde remplie de touches de toutes les couleurs, sauf le noir, et boire au goulot quatre ou cinq grandes gorgées. Derrière elle, l’espace des six caisses automatiques. Une hôtesse au milieu, débardeur noir sur un t-shirt rose pâle. Elle s’assoit sur un tabouret devant un pupitre, un tas de sacs en toile dessus. Elle est à peine assise qu’elle doit rejoindre une caisse bloquée avec son passe-partout, une sorte de jeton métallique au bout d’une sangle blanche à pois orange. On repense l’enseigne à pois disparue il y a longtemps. On se souvient des premières courses. L’entrée fruits et légumes, le boucher-charcutier au fond, direction le rayon jouets, les livres illustrés, à colorier, bonbons et pochettes surprises à la caisse, et puis faire la course dans les rayons, se cacher dans les penderies, le tourniquet des robes, la cabine d’essayage, disparaître en s’enroulant dans le rideau. Au revoir. Les bips de la caisse reprennent, les articles défilent, le tapis avance d’un cran. On fait un pas ou deux dans la queue.
Et tu vois que ça du tapis roulant, de la caissière derrière sa vitre, derrière son écran, la main sur l’article renversé, le rayon de lumière, le code-barres, le coup sonore, les chiffres sur l’écran, invisibles.
Un même geste vers la lumière rouge, à taper sur le code-barres, traduit en chiffres sur l’écran tactile devant elle. Un autre mode d’écriture, cryptée, pour une autre façon de lire, automatique. La caissière, en débardeur noir, fermeture éclair orange, sur un chemisier bleu ciel. Le logo à gauche, un cercle blanc et bleu à point orange. Une femme assez forte au visage plutôt fin, des cheveux châtains, des mèches claires, en carré sauvage. Des taches de rousseur sur le nez. Les yeux noisette, quelques rides autour, l’œil rivé sur le tapis, le scanner, l’écran. D’un geste, elle fait glisser les articles derrière, à l’aveuglette. À droite, un badge blanc, son nom en noir, en italique. J’ai oublié.
Les traits noirs, l’étiquette blanche, le bip en coup d’œil aveugle sur l’écran tactile.
À quand le Back Free Day ? À quand le jour noir de la grande consommation ? On en serait enfin libéré, on retournerait à ses occupations, à ses préoccupations, au moins pour les découvrir. On serait enfin face à soi-même, et on ferait avec ce qui nous travaille vraiment. Il y a bien le premier mai, c’est vrai. Mais voilà, pas aujourd’hui. Pas du tout. On fait ses courses comme d’habitude, on va au marché, autant de monde, aussi cher, la liste encore incomplète. Et voilà comment tu te retrouves dans une queue à rallonge, coincé entre deux Caddies pleins. Pour trois courses finalement, pas besoin du Caddie. De toute façon, on fait aussi la queue aux caisses automatiques. Partout, à toutes les caisses. On attend, on avance de deux ou trois pas de temps en temps, appuyé sur la barre du Caddie, en écoutant vaguement la musique qui nasille ou grésille, un bruit blanc quelque part au-dessus des lumières pendues à la structure métallique, le nez dans le smartphone, à lire ou écrire. Sauf la caisse. Pas la caissière, qui fait défiler les articles un à un, sur le scanner, d’un même geste.
Alice ?
Voici un texte qui m’aura demandé pas mal d’efforts (qui m’en demande encore), avec : - le choix du personnage de passage en lien avec un ancien texte — choix assez rapide, mais ambigu : si la caissière est un personnage de passage, les clients à la caisse le sont aussi pour elle, c’est donnant-donnant ; - l’écriture du texte dans le creux du texte qui bégaie, follement écrit dans l’été 2022 — avec ces liens et ces renversements dans les consignes d’écriture dont j’ai déjà parlé ; - la tentative avortée de fusion des textes — le texte bégayant, bien que relatif à l’amont du langage, à la poussée de la langue (ceci expliquant vraisemblablement cela, à la mesure du sentiment et du désir de s’exprimer), dévorant le texte dont il est pourtant le support, la matière, comme un sable mouvant en quelque sorte, texte second toujours à venir finalement ; - le développement des fragments du texte — mais avec le pli du bégaiement et de la dévoration, comme par contamination inverse de la poussée de la langue : d’un fragment à l’autre, une perte de moitié des mots, grosso modo ; du premier au dernier, une débandade de l’expression ; à la mesure du désir qu’inspire le lieu (un non-lieu ?) ; - la réorganisation du texte en dispersant les fragments — de façon relativement aléatoire, en fonction de l’épaisseur des blocs-paragraphes (relativement, la mauvaise conscience veillant au grain du non-sens qui bloquerait les paragraphes ; mais après tout pourquoi pas ?) ; - quelques retouches en relisant — images en ligne du magasin à l’appui.
#01 | Entre chien et loup
Les freins sifflent quand il se gare devant la porte, la roue butant et frottant le long du trottoir. La tête sur le volant, il tente de retirer son jeu de clefs à l’aveuglette, qui lui échappe et glisse sous le siège en cliquetant. Non… En voulant se passer la tête sous le volant, il s’effondre sur le siège passager. Soupirant, haletant, il reste là, fixant par la fenêtre le feuillage renversé de l’érable, flottant dans une lumière saccadée en rouge et noir.
C’est pas bientôt fini ? La voix étouffée qui sort du parquet, suivie de cinq autres coups secs, les arrête. Ils ne bougent plus. Ils restent là, allongés, l’un sur l’autre. Ils se regardent, le souffle court plus ou moins contenu. Ils tendent l’oreille vers ce qui peut se passer encore dessous, l’œil parcourant le visage de l’autre. Ces visages pâles voilés de bleu d’un côté, effacés de l’autre, qu’est venue frapper la lumière de l’écran lorsqu’un livre, en équilibre instable au sommet d’une pile d’autres sur le bureau, est tombé sur le clavier, rallumant la machine. Ils écoutent, sans bouger. Une nouvelle salve de coups, Nom de Dieu ! On ne bouge pas, on se regarde. On se sourit. Elle finit par redresser la tête, lui murmure quelque chose à l’oreille, le cœur battant. Elle ne parvient pas à distinguer l’heure, seulement la lueur rouge du radio-réveil. Mais avec le cadre des volets fermés, elle sait qu’on est maintenant entre chien et loup.
Dans le tunnel du chemin de ronde, un type en guenilles avance à tâtons contre le mur humide. Quand il tombe sur la grille, il entre, les charnières crissent, il bute contre la seconde marche. Qu’est-ce que j’ai fait de mon feu ?
Elle descend l’escalier de bois en robe de chambre, doucement, en se retenant au mur, ses charentaises en savate manquant de se dérober à chaque pas. En bas, elle s’arrête, jette un œil à la vitre bleutée de la porte d’entrée, en soupirant, et traverse le hall pour s’installer en face, dans le gros fauteuil en cuir brun passé, fripé, où l’attendent une chemise en carton rouge, un stylo Mont Blanc coincé dans l’élastique et trois livres de droit à demi recouvert par le journal Libération froissé. La lumière de la lampe halogène grésille. Elle est tout juste assise qu’elle doit se relever pour aller chercher dans la cuisine, derrière, sa paire de lunettes. Elle boit le fond de verre d’eau restant. Le frigo s’enclenche en tremblant. Dehors ça sile, ça racle. Le chat surgit et pose ses pattes sur la porte-fenêtre. En face, on éteint.
Se redresser sur l’oreiller, attraper son carnet et son crayon de papier, griffonner quelque chose vite et fort, refermer et reposer sur la table de chevet, s’allonger sur le lit. Le bloc de mots fantomatique, le fond de radio sur un glissando électrique imitant le son d’un scratch, les arrêts et les démarrages du camion poubelle, entre les posters de Mandela, de Guevara, le jeu de fléchettes, une porte coulissante du placard entrouverte, la barre d’ombre, la puissante coordination rythmique des instruments alignée sur le phrasé saccadé du chant, des cris, l’abat-jour en forme de corolle blanc cassé, la peinture du plafond écaillée, crevée. Se relever, se glisser derrière le rideau de la fenêtre, les feux de détresse du camion, le feuillage des arbres et un pan de la façade du château clignotant rouge, un passant tirant constamment sur la laisse de son chien noir, un sifflement de freins, les coups de la benne à ordures automatique. Éteindre la lampe.
Il rentre en poussant son Solex crevé, l’allée de cailloux crépite, l’engin contre la porte de garage glisse et tombe, la sonnette saute, la porte claque.
Dans la lumière alternée de trois spots, au fond d’une cave voûtée, mur et plafond de pavés irréguliers, sol de terre battue, on joue aux dés sur une table de jardin en bois décati, au milieu des verres, des bouteilles de bière et de rosé, plus ou moins vides, des assiettes en carton pour des restes de cacahuètes, de parts de pizza, des sachets de chips et de croustilles, des verres en plastique blanc, une coupelle bleu ciel ébréchée pour cendrier, le fond noirci, des paquets de cigarettes, rouge, blanc, bleu, un petit briquet en plastique rose, un autre zébré, des volutes de fumée saturent l’atmosphère voilée, la poussière ambiante volette dans les rayons rouge, vert, bleu. Et qu’est-ce qu’il fabrique l’autre ? il en met du temps ! — Je mets quoi comme musique ?
Ça brasse, ça remonte, alors elle court dans le couloir sombre vers la salle de bain, rate le bouton en entrant, se jette à quatre pattes, la tête dans la cuvette du coin toilettes où elle vomit tout son soûl.
Sur une terrasse d’angles et d’ombres, on s’apprête à sauter d’un muret à celui du jardin du voisin au-dessus de la petite rue étroite et sinueuse entre les murs, sous des passerelles et un tunnel, dans le noir encore total, et où s’engouffrent en modulations sourdes vibrations, sifflements, coups secs et de rauques Miaou…