#LVME #01 | à bout de souffle

Un courant d’air fait trembloter le voilage blanc à galon fronceur derrière la fenêtre entrebâillée, la porte d’entrée vient sans doute d’être ouverte pour répondre à l’appel inattendu de la sonnette, deux coups brefs dont on perçoit encore le tintement lointain, le facteur, un voisin ? Le léger tissu blanc est aspiré vers l’arrière, tiré vers le plafond de la pièce, restant un instant en suspens, avant de retomber vers le sol avec souplesse, une fois la porte fermée, claquée involontairement à cause du vent et de son appel d’air, inerte, sans un bruit.

Il ne bouge pas, son corps droit, raide, une statue, bras droit levé, la main plaquée contre le chambranle de la fenêtre fermée, il ne fait pas un signe de la main, il regarde en silence ce qui se passe dans la rue en contrebas, sans bouger, pas un mouvement apparent, à peine son buste se soulève-t-il discrètement à chaque respiration, le regard fixe, à l’affût, on dirait qu’il guette sa proie, qu’il la surveille à distance. L’oscillation à peine visible de ses yeux, ce vertige de l’attirance quand tout se défile et nous défie et qu’il faut rester là espérant arrêter le temps, l’irrésistible mouvement de la foule, et s’y mêler enfin, faire corps avec elle, même si ce n’est qu’un espoir.

Fenêtres fermées, rideaux tirés qui laissent entrer malgré tout la lumière vive de ce jour d’été, l’appartement paraît désert, à première vue aucun mouvement à l’intérieur. Tout est bien rangé dans la pièce. Mais si l’on regarde attentivement cet apparent tableau abstrait composé par l’agencement méticuleux des meubles, le canapé en cuir noir recouvert par un fantomatique drap blanc, les trois tables gigognes où quelques livres forment une pyramide en papier, le pouf marocain rouge, et sur une table basse près de la fenêtre, deux plantes vertes en pot qui souffrent visiblement d’un manque d’eau, volumes qui se détachent du parquet en bois que la lumière vient faire briller et vibrer à cette heure, on distingue d’imperceptibles mouvements d’ombres qui ne proviennent pas des oscillations lumineuses des arbres de l’avenue, mais des allées et venues discrètes du locataire au fond de la pièce dont l’ombre seule nous indique la présence recluse.

Les enfants se chamaillent, leurs cris perçants à l’unisson, leurs gestes empressés, décomplexés, entre coups et caresses, griffures et chatouilles, corps à corps démesurés, incertains, qui les fait tourbillonner à toute allure dans la pièce, entre les meubles et les bibelots, danseurs involontaires, dont les bras cherchent à maintenir l’autre à bonne distance sans y parvenir vraiment ni même le souhaiter au fond, et dans le mouvement de leurs jeux, l’échauffement de leur empoignade, un amour juvénile qui les dépasse, ils s’étreignent et se battent, avant de finir, perdant l’équilibre, par tomber en arrière sur le lit, tous les deux ensemble, à bout de souffle.

Juché sur un tabouret en bois peint en bleu, il se maintient en équilibre précaire au-dessus du vide, la fenêtre grande ouverte, la main gauche agrippée au cadre en bois, avec la droite il nettoie énergiquement les vitres sales à grands coups giratoires à l’aide d’une éponge humide, le corps penché en avant pour parvenir aux extrémités de la fenêtre et les nettoyer sans laisser si possible de traces sur le verre, mais les reflets du soleil aveuglant révèlent d’autres traces, imperceptibles jusque-là, il pousse alors un peu plus loin son exercice périlleux en levant la jambe droite afin de permettre à son corps d’aller plus loin, de se déployer jusqu’au coin qui demeure aussi sale qu’inaccessible.

Une jeune femme vient de poser une feuille blanche sur la vitre de son appartement, elle plaque dessus un papier claque et se met à recopier méticuleusement les traits du dessin qui affleurent sur sa feuille, impossible à cette distance de déceler le motif de ce dessin, ce qu’il représente, mais dans l’implication de son corps, son application déterminée et l’agilité avec lesquelles elle repasse systématiquement par-dessus tout les traits initiaux, comme on refait l’itinéraire emprunté lorsqu’on vient de perdre un objet pour tenter de le retrouver en chemin, le sujet se dessine sans qu’on puisse le voir, motif floral ou végétal qui parait se superposer aux branches des arbres de l’avenue dont les feuilles s’agitent dans le vent et scintillent dans la lumière.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

4 commentaires à propos de “#LVME #01 | à bout de souffle”

  1. Usage multiple des fenêtres, il n’y a guère que les enfants qui s’en désintéressent, ils ont mieux à faire avant que les adultes, saturés par leurs ébats bruyants n’aient l’idée de les balancer par dessus bord ou d’ouvrir la porte pour leur donner une espèce d’espace en plus (vitale). Le thème de la fenêtre en Art est inépuisable.

  2. savouré les imperceptibles mouvements, le calme des trois premiers tableaux, et puis il y a eu l’irruption de la joie enfantine, l’agacement bien connu des vitres qui ne veulent pas être nettes et le mystère de ce dessin. C’est très beau

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