Dans cette ville où elle s’arrête pour couper la route. Elle est au volant de son automobile — ma boite à savon, c’est comme ça qu’elle appelle son automobile. Ce doit être à Lusignan. Lusignan c’est le nom qui me vient. Et Mélusine, dans le prolongement du nom de la ville. Elle avait réservé une chambre d’hôtel à Lusignan; si nous avions fait la route d’une traite nous aurions raté le dernier bateau. Est-ce qu’elle avait parlé de Mélusine au début de notre voyage? Mélusine: une sorcière ? une fée? Il y avait cette légende. Une femme se métamorphosait en dragon au contact de l’eau. Elle aurait vêcu à Lusignan, dans le château. Une histoire pour prendre patience — on divertit les enfants au cours des longs trajets, chanter à tue tête ou compter les automobiles de couleur noire n’aurait pas suffi à égayer la route.
Avant de monter dans notre chambre nous soupons — elle disait souper pour le repas du soir ; cette impression de solitude à deux. Sous bois, château, femme serpent gravés sur les murs, comme des pages arrachées à la mémoire. (j’imagine,je brode) — Tu voudras un dessert ma chérie ? Nous montons l’escalier capitonné, un tapis épais aux arabesques rouges. Lueurs des appliques en abats jours froncés. Nous empruntons le couloir, qui conduit aux chambres du premier étage. Son bagage, (j’imagine) une petite valise écossaise à glissière (je brode) j’ai voulu le porter. C’est un truc d’enfant, porter le bagage et se sentir devenu grand. Quand elle tourne la clé dans la serrure, le porte clé, un rectangle de bois trop grand pour entrer dans une poche, se balance à la ficelle qui l‘attache à la clé. Une grande clé, comme on en voit dans les maisons à la campagne. Une voix (j’imagine, je brode) — Si vous sortez, pensez à mettre la clé au tableau. C’est l’hôtelière qui avait servi le souper. Une soupe – je n’aimais pas la soupe- grumeleuse, tiède sur le dessus et brûlante en dessous. Puis le jambon purée. J’attendais le dessert. Un dôme de crème fouettée (je brode) serti de lamelles d’angélique. Je n’aimais pas l’angélique.
Nous sommes devant la porte de la chambre 4. J’imagine un 4. De laiton, de céramique, un pochoir ? Combien de chambres au premier étage de cet hôtel de Lusignan. Quelle probabilité ai-je de me tromper en déposant un 4 sur la porte de cette chambre ? — Née un 14 de l’année 14 à 4 heures — tant d’autres quatre jalonnèrent ma vie, aimait-elle raconter. Une vie à se mettre en quatre ? Jusqu’au nombre d’enfants qu’elle avaient eus. — Pourriez-vous, me réserver une chambre. La quatre je vous prie. L’a-telle jamais demandé à l’hôtelière de Lusignan?
Nous entrons. C’est une chambre minuscule. Le lit double avec sa tête de lit disproportionnée occupe tout l’espace. Il y a une suspension en forme de tulipe – elle diffuse une lumière jaune – une chaise, une table, un bouquet artificiel dans un vase opalin. Il y a une fenêtre qui donne sur un réverbère. La fenêtre est ouverte en espagnolette. Espagnolette est un mot qui me vientd’elle. — J’ai laissé la fenêtre en espagnolette, à cause de l’humidité. Je dirai à Odette de passer fermer plus tard. Elle a prononcé le mot espagnolette dans l’écouteur d’un téléphone de bakélite crème. Elle a retiré sa boucle d’oreille, un clips. Elle la tient dans la main droite. Elle retirait toujours sa boucle d’oreille pour téléphoner. Qui écoute à l’autre bout du fil ?
L’impression vague du papier peint. Celle de lignes horizontales fanées roses et de fleurs minuscules. Un papier que je retrouverai des années plus tard dans une pension de l’ile où nous nous rendions — j’y faisais le ménage des chambres, un job d’été. Un papier que j’ai cru retrouver dans un film de Bergman. Plan serré sur le profil d’une femme la tête enfoncé dans l’oreiller. Plan sur le mouvement d‘une main le long d’un mur tapissé. Le doigt parcourt les lignes verticales du papier rose fané. Une voix prononce une phrase qui me parvient trouée — l’amour …….. même la mort.
Le mot amour elle le prononçait plus souvent que le mot espagnolette. Il fallait s’aimer beaucoup disait-elle. Aimer qui ? S’aimer soi ? Aimer l’autre ? Aimer son prochain comme soi même ? Aimer à en mourir ? Elle en connaissait un bout sur l’amour. Elle avait joué Marivaux. Elle n’avait pas joué de tragédie. Elle jouerait plus tard une pièce de Marguerite Duras — C’est fou c’que j’peux t’aimer – C’que j’ peux t’aimer, des fois Des fois, j’voudrais crier – Chante une autre voix. Ce sont les mots de Piaf (j’imagine, je brode) les mots de Piaf dans le motif pâle du papier de cette chambre de Lusignan. Je saute sur le lit. La tête de lit cogne au mur de papier. Il ne se déchire pas.
Elle se déshabille. Elle est en chemise de corps. Elle est torse nu. Elle gardera jusqu’à sa mort un torse de jeune fille. Je la suis dans le cabinet de toilette, un réduit avec un lavabo et une douche minuscules. Je ne suis pas (j’imagine) assez grande pour voir mon visage en entier dans le miroir ovale qui surplombe le lavabo. Il y a des taches (je brode) sur le rebord du miroir. L’usure du tain comme une moisissure. Il faudra me débarbouiller devant ce miroir sale. Débarbouiller, non, ce n’est pas un mot qui me vient d’elle – Faire sa toilette, elle a dit. Les mains puis la figure et se brosser les dents.
Elle m’embrasse sur le front dors ma chérie et Dieu te bénisse dors maintenant oui demain nous je m’en souviens c’était à Lusignan peut-être
très joliment raconté ce souvenir.
Merci Danièle
Merci pour ce très joli texte, cette avalanche d’images et de douceurs, on a bien envie d’y rester, de dire encore.
Merci Anne
Vous brodez et imaginez bien. Merci pour ce texte.
Merci Elisabeth
J’aime beaucoup les aller-retours entre l’écriture et l’écriture en train de se faire, entre la recherche de la réalité du souvenir et l’imagination ; et le changement temporel à la fin du texte. J’ai été très touchée par cette évocation du souvenir et par le personnage.
Merci Béatrice
Merci beaucoup pour vos retours. Un paragraphe avait sauté je l’ai remis à sa place …