L’une toujours par monts et par vaux, l’autre plongeant sur place dans livres et cahiers emportés partout. Avant la grande catastrophe, toutes deux se retrouvaient souvent à la fin des terres et parcouraient les sentiers côtiers en parlant de leurs vies sauf quand le grand vent ou le bruit des vagues prenaient la place des paroles. L’une franchissait parfois en TGV les six cents kilomètres de la séparation pour voir l’autre qui l’emmenait dans les musées, dans les grands parcs, dans les rues de la capitale et dans l’atelier du peintre quand l’artiste était encore là. Navettes suspendues. Aujourd’hui l’une n’a plus le droit de marcher près de la mer ; l’autre immobilisée écoute en banlieue le chant des oiseaux délivrés des avions et le passage du vent dans les branches des arbres de la cité. La circulation d’avant est interdite. Elles vivent loin l’une de l’autre mais en cas d’événement important à leurs yeux ou sans raison particulière, elles s’appellent ; quand l’une raconte, c’est tout le pays adoptif qui surgit à l’oreille de l’autre. Et c’est pareil dans l’autre sens. Les deux hommes de leurs vies se racontaient les leurs, l’un ayant électrifié tout le nord du département en passant par toutes les ribines et commenté avec passion les courses cyclistes, l’autre ayant couru après le mystère du monde à la pointe du pinceau ; les deux connaissaient de l’intérieur l’indépendance rieuse de leurs moitiés entières. L’une a perdu son mari deux ans avant que l’autre ne perde son compagnon, les deux des suites d’une longue maladie comme disent les parleurs. Toutes deux sont sorties de là fracassées mais vivantes. Chacune d’elles a eu trois enfants : l’une trois filles, l’autre trois garçons. A un moment elles ont même pensé qu’il pourrait y avoir des interférences entre les fratries. Mais non, c’est la vie qui décide. L’une au départ gérait un camping perché sur un ancien oppidum quand l’autre a débarqué avec sa tribu. Au début, les enfants de l’autre allaient voir l’une pour chercher les blocs de glace à mettre dans les glacières puis les deux ont fait connaissance ; avant de repartir aux limites de la grande ville, l’autre a laissé un petit mot dans le livre d’or, promettant de donner des nouvelles. L’une a pensé que plus jamais l’autre ne ferait signe mais celle-ci est revenue chaque été avec les siens et toutes les six semaines pendant plus de trente ans . L’une a beaucoup travaillé dans la petite école publique du haut de sa rue, accueillant et accompagnant toute la journée les enfants de la commune rurale. L’autre a enseigné dans ce que les parleurs ont nommé zone d’éducation prioritaire, au pied d’une dalle urbaine. Les enfants et les adolescents étaient les noyaux de leurs deux vies. L’autre a connu la maman de l’une qui conduisait encore la petite voiture noire de la liberté pour aller prendre le soleil non loin de l’île aimée ou aller voir sa sœur à l’autre bout du village. L’une a connu la maman de l’autre, quand à son tour cette dernière a fait seule la route en voiture pour retrouver la tribu à plus de cinq cent kilomètres de chez elle. La maman de l’une a été emportée par la maladie d’Alzheimer et l’une téléphone toujours à la maman de l’autre qui a toute sa tête mais ne peut plus prendre la route. Un jour d’été qu’elle descendait la rue de l’Eau noire pour voir l’une, l’autre a été aimantée par une petite maison de pierres. Elle ne savait pas que c’était la maison des beaux-parents de l’une. La maison était à vendre. L’autre l’a achetée, un coup de cœur. Les maisons sont en face l’une de l’autre. En plaisantant, les deux disent qu’elles habitent rive gauche et rive droite ; l’une est l’autre selon qu’on monte ou qu’on descend la pente. L’une a une sœur, l’autre aussi mais elles- deux sont sœurs de cœur. Sororité. L’une dit toujours que toutes les fées se sont penchées sur le berceau de l’autre et celle-ci lui répond qu’il ne faut pas attiger car toutes sortes de fées espiègles, à la langue bien pendue étaient au rendez-vous de la naissance de l’une, un an après la naissance de l’autre. Quand elles descendent ensemble dans la vallée, pour faire un tour, celui qui, venu d’un pays de Loire a rebâti à partir des ruines un moulin du seizième siècle salue celles qu’il appelle « les filles » et celles-ci traversent ravies les petits ponts pour boire un verre avec la famille tout près des rhubarbes géantes, des magnolias, des hortensias en étoiles et de l’eau filante. Si un mot de la langue-mère sort de la bouche de l’une qui l’a entendue en pleine enfance, l’autre veut apprendre et note le mot sur son carnet. Toutes- deux savent qu’il est des mots presque intraduisibles comme celui qui veut dire à la fois « dans le noir » et « complètement perdu ». Les tribus se rassemblaient autour d’elles, dans une maison ou dans l’autre, selon les rituels des quatre saisons, tous inventés. Elles aimaient chanter autour des tables sur lesquelles chacun en entrant posait le plat qu’il avait préparé. Danser aussi, en déchiffrant les messages rythmiques de la grande geste circulaire. Au cœur de l’été, avant la bascule du lion, elles se préparaient. Comme l’autre avait voulu entrer corps et âme dans la fête de la moisson, l’une a séparé en deux les vêtements noirs passés d’une génération à l’autre : pour toi le grand châle noir, pour moi le tablier brodé. L’autre a refait les broderies du tablier, réparé le grand châle noir et toutes -deux côte à côte ont traversé chaque année le village et le temps en marchant. Nul ne sait si le rituel renaîtra la prochaine fois des cendres de la catastrophe. Quand l’autre ne peut être sur son autre terre, l’une remonte pour deux la rue de l’Eau noire : là-haut, le cimetière est toujours ouvert, c’est elle qui va soigner les fleurs vigoureuses bravant les intempéries sur les deux tombes- celle du mari de l’une, et celle du compagnon de l’autre qu’elles rejoindront un jour, l’une comme l’autre, ici, c’est prévu. Mais avant, l’eau noire coulera sous les petits ponts et elles-deux danseront comme elles pourront, là où elles seront.
J’ai navigué avec elles deux, en elles. j’ai vu les rives où elles habitent et j’ai senti l’eau noire qui glisse sous les petits ponts de nos enfances et de nos vies.
Tant de générations, tant de partages…
Merci pour ce très beau texte, Christine. Merci… je me suis laissée embarquée !
Ce passage incessant de l’une à l’autre, ce qu’elles ont de même, ce qu’elles ont de différent, va et vient où on se laisse perdre parce que c’est l’union des deux qui compte plus que ce qui les définit en propre. Un peu féerique comme texte, une danse sacrée… Merci