Sur la terrasse. 5e étage. L’œil photographique surplombe la ville, le port, la mer, le bateau de commerce, la grue. Le soleil brille encore et prépare sa nuit en silence. L’œil ébloui se ferme, une douce chaleur s’engouffre à l’intérieur du corps, l’œil acclimaté s’ouvre grand, observe les variations de teintes chaudes, les strates parallèles ou enchevêtrées. Sur les gouttelettes d’eau de la couverture nuageuse les derniers rayons du soleil se reflètent et diffusent les couleurs, les nuages formant il y a peu de petites ondulations offrent maintenant ces couleurs rougeâtres tout en laissant paraître un bleu ciel transparent. Klaxons, paroles s’élèvent, la fraîcheur s’intensifie, l’œil se donne de l’élan, désire voir encore, scruter, rattraper ce qui sera possible peut-être plus tard, toute l’énergie se concentre dans ce regard photographique besogneux et ambitieux. L’humidité est minime aujourd’hui, les couleurs sont plus vives. La grue transporte d’énormes sacs en plastique blanc contenant du ciment, sacs méticuleusement rangés comme une armée blanche au repos. Plusieurs hommes dessinent une chorégraphie efficace, pas de gestes d’énervement mais au contraire beaucoup de maîtrise. L’œil en transe veut tout embrasser, engranger pour le restituer en images, sensations, odeurs et sons. Le soleil décline encore, la grue s’éclaire à son sommet, le travail se poursuit, il fait nuit. Une voiture noire vient d’arriver. Conciliabules du conducteur avec deux des hommes, ils font de grands signes, lèvent la tête, font quelques pas, se rapprochent d’un angle de la scène peu perceptible ; ils reviennent, paraissent plus nerveux, une voix forte se fait entendre mais les mots prononcés sont inaudibles. Un couple passe main dans la main, s’arrête derrière la balustrade au-dessus du quai et regarde le bateau gris, les sacs bien rangés, régulièrement emportés sans que leur nombre ne paraisse diminuer. Ces deux silhouettes réunies semblent être le sommet vivant d’un triangle dont la base serait constituée par l’extrémité de la tour de la grue et de la proue du bateau, et qui les étirerait et les grandirait sans fin. Le bateau semble doué d’une sensibilité mystérieuse, ce qu’a perçu le couple intuitivement en prenant cette place au sommet du triangle. Puis silence, plus de passage de voitures ou de mots, seuls des accompagnateurs de chiens avancent le long du port. Le bateau brille de toutes parts, la grue aussi, pas de trace de mazout, pas de désordre. Étrange absence pourtant d’odeur marine, une pollution insidieuse l’a avalée. Bateau neuf, tout est organisé et mesuré à l’image de ce beau quartier environnant où réside une tribu préservée et sûre d’elle-même. De l’autre côté du boulevard près des poubelles habituellement bien rangées, le sol est jonché d’objets, chaises, frigidaire, tableaux, poêles, casseroles et livres. Du jamais vu ici. Une estafette vient de s’arrêter. Deux hommes à cheveux longs descendent et font le tri dans cet amalgame singulier. Ils sont en train de remplir leur véhicule à toute vitesse sans lever la tête une seule fois. Ils ouvrent des cartons, rient et se tapent sur l’épaule. Le trottoir a pris une drôle d’allure, un mini marché aux puces juste avant sa fermeture. Un cycliste interrompt sa course, semble solliciter un partage de ce qui reste. Un accord s’établit, il remplit son sac à dos d’une lampe et de livres et repart. Le sol disparaît encore sous des objets non identifiables, des cartons et des papiers, le véhicule reprend sa route. L’heure bleue si singulière surgit, le ciel s’emplit d’un gris ardoise bleuté qui peu à peu s’assombrit, la porte de la nuit s’ouvre. L’œil photographique attentif distingue des ombres, tente de les attraper, de les apprivoiser. Elles s’échappent, submergent le ciel et le sol, rejoignent vivants et morts dans leur sommeil. Sur la terrasse au 5e étage, un peu engourdi, enveloppé de la nuit et des lumières de la ville, l’œil fatigué se ferme et regarde en son intérieur un bateau bleu voguer silencieusement sur une mer d’huile.
Pulsion scopique de l’œil, on partage avec lui ce crépuscule, j’aime beaucoup « l’œil fatigué se ferme et regarde en son intérieur un bateau bleu voguer silencieusement sur une mer d’huile », l’œil fait retour sur lui-même et ferme le texte.
Merci Bruno de ton écho.
Nous allons sûrement être confrontés à cette pulsion tout au long de cet atelier et à sa traduction en mots.
« La grue transporte d’énormes sacs en plastique blanc contenant du ciment, sacs méticuleusement rangés comme une armée blanche au repos. » (j’aime cette image)
» l’œil en transe veut tout embrasser » ce voyage de l’œil jusqu’au bout du jour et de ses forces m’emplit d’images et de lumière.
Touchée par ce retour, Nathalie
le surplomb et la distance, ça nimbe de mystère, et cette fermeture sur la mer…
Merci Caroline de ces mots.
J’aimerais bien aller plus avant dans ce mystère