Un mardi 23 juillet, dans une rue d’un village du Sud : un jour sans mouvement. Le ciel est limpide ; l’immobilité règne et neutralise les éléments. Trente-cinq degrés à l’ombre, quarante-cinq au soleil. Le silence. L’Œil saisit dans son champ de vision la base d’une borne à incendie. Une base carrée encastrée, grise du béton coulé à la base de sa base, aussi carrée qu’un carreau de cahier d’écolier. L’Œil la croit fermement posée sur une autre base, par son poids fermement peser. Mais non, la base carrée est scellée par des petits ronds. De nombreux petits ronds qui, en s’approchant, s’élargissent, s’agrandissent, occupent tout l’espace de cet œil rond qui les observe. Ensemble d’abord, de débord en débord ensuite, puis un à un jusqu’à ce que le rond pointé par L’Œil soit de la même taille que le rond de cet œil qui le regarde. À se demander lequel des deux fixe en vrai la base carrée observée. Base vite chassée par le rond à l’intérêt plus fort que le carré. L’Œil fatigue, ferme sa paupière, scelle deux franges de cils, met du noir sur le gris de la base carrée imprimée et du plat sur le rond qui scelle le carré sur l’autre base, indéfinie encore. L’Œil reprend force, respire, inspire cette odeur de lavande du bas-côté, expire une rondeur mêlée d’images rétiniennes et de senteurs bétonnées de mauve et de bleu. Coiffé de la moiteur du ciel, enveloppé d’odeurs, de sons, de tonalité salée de sueur et de sel de mer envolé, avec lenteur il s’ouvre à nouveau et prend le risque de s’exposer à cette autre couleur assignée l’instant d’avant, et esquivée. Précaution bien inutile, à peine débridé, le rouge saute à L’Œil, s’en empare, presque une brûlure sous la lumière d’un soleil de midi. L’Œil s’échauffe, éprouve sa cornée par ce rouge aux écailles mordantes. Un rouge franc, aussi franc qu’une éraflure sur la peau qui perle son sang à sa surface. Un rouge qui s’étale en courbes, bute sur les arêtes, s’écorce à la ligne verticale, se divise à l’horizontale et s’agrippe de la base au sommet de la borne à incendie. Il rutile à l’arrière, s’affaiblit à son contour et s’efface avec mollesse à l’avant. Une enveloppe de couleur à l’histoire pourtant franche et sincère, en ce qu’elle dit et révèle d’être ainsi soumise à l’exposition : rouge des confusions où se mêlent et se confondent les vents, les soleils, les pluies passés ; rouge des mémoires, celles des fonctions, des utilités, des utilisations, des urgences, des risques, des dangers, d’un feu à la couleur de sang. Des larmes de chaleur aux rives de ses paupières invitent L’Œil à se tourner vers l’ombre. Une seule, là, à l’arrière, celle d’un mensonge de fraîcheur offerte, promise avec une telle conviction que l’embrasement de cet œil s’apaise déjà quand il l’effleure en son creux. Une anse à portée de vue, un bras dessiné accoudé au muret sur lequel L’Œil s’appuie et se tempère. L’ombre est forte, presque noire. En toute transparence, le muret est là et n’est pas là en même temps. Ce bras imaginaire, dessiné par l’ombre, occupe tout le champ de vision et remise, loin derrière, le muret qui voudrait bien exister lui aussi, à cet instant. Plus tard commande l’ombre ; plus tard impose le bras de l’ombre. Il est des présences qui s’effacent à la lumière et des mémoires qui en révèlent d’autres quand la lumière se met à part : craindre moins le feu que l’eau, préférer l’air et la terre. Eau et feu mêlés, air au vent raviveur, ravageur, artilleur, terre souveraine, native, productrice. Là devant L’Œil, se tient la borne à incendie : une sentinelle en et au garde-à-vous. Une base carrée, un rond plus gros que le rond de cet œil rond qui l’observe, un rouge franc qui s’étale, s’écaille, s’agrippe et accroche à sa tonalité des confusions, des présences, des mémoires, des feux, des vents, des pluies, des soleils souverains. Avec l’ombre d’un bras qui n’existe pas, posé sur un muret qui existe et qui, pourtant, s’efface derrière ce qui n’existe pas, en apparence. Et quand la lumière reprend ses parts, l’ombre se déplace, file se cacher, se nicher plus loin laissant L’Œil à nu et le sol à vue, révélant alors bases, lignes verticales, horizontales, obliques, courbes, arêtes, écailles du rouge, et cette fissure qui découvre enfin l’entièreté de la sentinelle qui dit le feu, l’eau, le vent, l’incendie possible. Le temps la met à l’épreuve de l’usure bien avant celle de son usage. Il est de ces objets que L’Œil croise et rencontre aux coins des rues, sur le chemin, érigés, stables, statiques, imperturbables. Représentants de la sécurité tels les feux tricolores, les lampadaires, les affichages, les panneaux signalétiques, les bornes de bords de routes, de rues, de chemins. Et puis, il y a cette borne à incendie, rouge, une sentinelle verticale vissée au sol, à l’épouser, à s’ancrer dans ses profondeurs, utile et sécuritaire. Inutile et laide avant d’être rattrapée par sa fonction, rappelant à L’Œil une certaine beauté liée à l’ordre, à la protection, à l’assurance de se tenir prête pour le devoir d’assistance. Autant de bornes-sentinelles que de coins, d’angles de rues différents. L’eau se tient au même endroit, partout en dessous, en une nappe phréatique épaisse, lourde et abondante d’eaux en remous. Une eau prête à remonter et qui remonte à la moindre pluie. À trop l’éprouver par les creusements de sol, elle envahit et reprend son territoire, et les maisons s’effondrent. L’eau à fleur de sa base, la sentinelle guette en pays de feu, de vent, de terres cassées, fracturées. La sentinelle lutte, et défend son espace en pays d’eau, entre et contre les éléments. Dans un village du Sud, sur un chemin d’à peine quelques deux cent mètres, L’Œil a retenu quatre bornes à incendie. Bien que le premier danger affiché reste le feu, viennent ensuite l’eau souterraine, le vent Mistral, la terre par ses éboulements, ses effondrements, la puissance du soleil, la pluie en rafales avec ses gouttes lapidaires. La sentinelle résiste. Mais, d’un souvenir pourtant si proche, la réalité d’un angle de vue s’échappe et se troque : nulle base carrée inscrite au réel mais une réminiscence de courbure cristalline qui s’impose de ce qui se dit stable, assuré, pragmatique : le carré, le cadré. La borne à incendie est encastrée dans le sol, celui qui se voit après ajustement est granuleux de graviers et de sable cimentés, gris-jaune à pointes blanches et noires. Au centre, une fissure qui prend naissance à la base de la borne, qui dit l’eau, la chaleur, la dilatation… Et puis les arbustes, le muret, l’ombre. Une rue comme il en existe ailleurs, d’un village comme tant d’autres, d’un bout du Sud sous le même soleil, la même température, la même absence de mouvement. À cet instant : le feu, l’eau, la terre, le vent, l’espace, être Œil et Sentinelle en un champ de vision.
Merci CM Le Guellaf pour cette sentinelle qui conquière implacablement le champ de vision de l’ Oeil avec sa cohorte d’images de dangers et de sauvetage, pour l’Oeil qui finalement vient la remettre à une plus juste place. Ou comment lutter contre la fascination inquiète sans s’aveugler !
Un grand merci Déneb pour ce retour et particulièrement votre dernière phrase qui ouvre à d’autres réflexions !