Il n’y a pas d’objet où poser ma mémoire. Tel ou tel livre, peut-être, sur une bibliothèque, ou ce dictionnaire abandonné sur le siège bleu du TER pour lire en langue de roman de Leonardo Sciascia, m’abandonnant alors aux seuls rythmes des mots bien souvent inconnus. Comme eux, je suis éperdument abandonnée sur le chemin du monde. Il n’y a pas d’objet qui délivre mémoire, mienne ou sienne, en un dialogue sans lettres. Clignerait-il un œil complice et dirait-il écoute-moi, j’ai un murmure à te raconter, un souffle, une couleurs, quelques notes éparses dans la vie des hommes, je ne saurais le dire, l’entendre, l’écrire à moi-même ou à toi. Rien à prendre dans les mains. Tout à serrer bien fort dans ses bras et à laisser s’envoler vers le ciel la mémoire, cette belle oublieuse. Mémoire d’un violoncelle. Dans le silence. Tu l’avais oublié. Il était là. Je n’ai pas d’objet où poser ma mémoire, où poser cet inconstant du soi. Peut-être dans l’ombre, derrière une porte, dans l’anfractuosité de l’instant, comme un livre sur le rayon d’une bibliothèque que l’on n’ouvre plus, ce dictionnaire abandonné sur le siège bleu d’un TER pour lire en langue ce roman de Leonardo Sciascia, m’abandonnant avec lui, m’abandonnant alors au seul rythme des mots. J’ai la mémoire en friches, éperdument abandonnée sur le chemin du monde. Elle musarde et folette dans un presque dialogue, sans lettres, mais sous ce regard, surpris, intense, craintif, hésitant que l’on pose, un jour, sur l’objet, lui qui cligne d’un œil, complice, t’invite du regard, invite au regard, murmure à te dire et à se raconter. Il a un souffle. Il ravive ses couleurs. Il sort d’un silence assoupi, un rêve qu’il a de toi. Ce ne sont encore que notes éparses qui glissent sur tes mains qui n’ont rien à saisir mais à serrer si fort dans un embrassement de bras, le vent, les nuages, la pluie, la chaleur estivale dans le chant des cigales. Et vers le ciel voir s’envoler les notes d’un violoncelle, ce râpé des crins sur la corde, ce cliquetis des doigts qui vont rattraper la note – note comme nuit italienne -, la fine poussière blanche de la colophane comme étoiles sur les lueurs acajou et fauves du violoncelle. Il n’y a pas d’objet où poser ma mémoire. Dans le silence, dans ce repli du monde, ce grenier, tu la retrouves, derrière des vêtements que l’on ne met plus depuis longtemps. C’est cela. Je ne suis mémoire. Je ne suis que lieux. J’écris sur eux à longueur des jours, remonte leur escaliers, me pose dans un coin de leurs pièces. Je pousse délicatement une porte et observe si j’y suis. Non, je n’y suis pas et me voilà soulagé. Une main ouvre l’ante d’une armoire, écarte les chiffons d’habits et perçoit la grosse trame de toile couleur moutarde ternie comme elle a toujours été, toucher chaud, familier. Les attaches sont ouvertes dès qu’il est posé. Il fait peine à voir avec ses cordes déglinguées, clochard sans partition, enfuie, arrachée du pupitre, noyée dans l’obscurité, brusquement. Quelle voix pourrait-il avoir désormais? Son âme – tu la cherches – son âme est recroquevillée, mais intacte, dans un coin de la caisse, nue, lisse, fraîche. Notes éparses, maladroites. Rauques. La réparation à l’une des chevilles est une cicatrice sur ce corps paralysé, la moulure refaite, un balafre. Non. Non. Ce sont ses rides plus que ses failles. Tous les gestes de sa vie. De petits insectes mangeurs de bois ont laissé deux traces nettes. Le cœur souffre. Infinitude perdue. Echo. Sous le regard, le vernis reluit. Le bois fait courir le long de ses veines les ors et les rouges de ses ans, sa lymphe remonte. Le souffle encore court, s’apaise. Un dialogue veut se dire, long, silencieux. Sous ton regard, il s’offre. Il t’attendait. Il m’attend. Silence, encore. Pudeur retenue dans l’émerveillement. Et puis, du bout des doigts, à peine, en demandant la permission, j’effleure, juste juste, ce corps de bois. Qui d’autre que lui le touchait? Un de ces rares moments, quand il s’était tu. Monte alors le long des phalanges, des mains, du bras jusqu’à cet immatériel de soi, cette musique, ces notes, cette lumière dans la pièce, lieu de tous les lieux où il jouait, où j’étais là assise à écouter ce rituel des gestes. Mais surtout surtout, la musique en symphonie sonore de mondes rendus accessibles qui vibraient sous mes yeux. Je n’ai pas de mémoire. Ce n’est pas moi qui écris. C’est la voix du temps, des impressions amères et douces qui trouvent leurs mots dans un lieu, un heure où se corps erre et s’égare, marche et s’abandonne aux soupirs du monde. Elle entre ici ou là, trouve un objet où s’arrêter, un regard où faire briller la joie et les pleurs. Je suis un crin de cheval cassé au bout de cet archet mais aussi une musique qui vibrera toujours dans les fibres du bois de ce violoncelle, musique venue à toi juste par l’éphémère toucher, un jour, là, une étincelle entre deux vies muettes qui s’admirent.
Waouw ! Quelle suite de textes qui entraînent avec tant de delicatesse dans une sorte de recherche de plus en plus fouillée après pourtant une sorte de refus posé d’entrée de jeu. Beaucoup aimé.
Merci beaucoup. J’admire les textes qui partent DE l’objet. Mais je ne sais pas faire.
Je corrigerai fautes et coquilles plus tard.
des impressions amères et douces qui trouvent leurs mots dans un lieu, très beau.
Bien contente de l’écho que ce texte a pour vous.
Mon préféré est le 3. Avec les deux sens du mot âme, avec enfin l’objet qui se dévoile (on pouvait attendre aussi le dictionnaire ou le roman) en « écartant les chiffons d’habits », il se dévoile au fond d’une armoire, dans le sombre donc. J’aime aussi beaucoup ‘éperdument abandonnée ».
Merci pour cette musique.
A dire vrai, le brouillon était nettement moins musical… Contente que l’intention soit devenue ces mots et cette musique pour vous.
L’ensemble est magnifique et délicieusement poétique avec une certaine douceur que j’envie.
Je dirai qu’on ne se refait pas… Merci pour votre lecture.
Rétroliens : Atelier d’été 2019 #3 – d'autres pas…