Une bien belle question
C’était une jolie question, équilibrée, ouverte et intelligente, un arbre aux racines profondes, la promesse de beaux fruits. Elle avait germé un matin, sur une terre jeune et bien labourée. Je l’avais arrosée avec enthousiasme. Je la soignais avec la tendresse et la fierté d’une mère. Elle me rendait bien mon attention et me couvrait d’abondance. Grâce à elle, j’avais obtenu une bourse pour mon voyage. Grâce à elle, mes lectures, mes pensées et mes expériences s’aimantaient, se répondaient et se mettaient à former des figures aussi harmonieuses qu’inouïes. Elle m’ouvrait des portes, des oreilles, des coeurs.
Au moment de partir, je l’ai soigneusement déterrée. J’ai empaqueté ses racines dans un terreau douillet de livres, de cassettes vierges et de carnets de notes. Pendant le voyage, je caressais son tronc et invoquais ses bourgeons. Je berçais ses racines qui allaient bientôt s’enrichir des nutriments de la terre promise. Arrivée au pays rêvé, à peine eussé-je le temps de le rempoter que déjà des habitants vinrent à moi. Quelle belle question avez-vous là ! Approchez, approchez, que nous puissions respirer son parfum! Tout le monde souhaitait s’asseoir avec moi à l’ombre de ses branches et, de ses palabres, échauffer la sève dans ses branches.
Le premier à venir nous visiter fut un professeur. Il était petit, au visage plat, pâle et rond. Une lune dans le dessin d’un enfant désoeuvré. Il était jeune ou vieux, ses vêtements étaient sans couleur. Il souriait comme on s’excuse. Il tourna longtemps autour de l’arbre. Il louait sa robustesse et son élégance. Je lui demandai s’il le voyait plutôt chêne, pommier ou hêtre. Il gratta son écorce avec la lame d’un canif et me répondit qu’il était difficile de savoir ce qu’il allait devenir. Oui, il pouvait devenir un chêne. Il se tut et tourna dans ses doigts le morceau de bois détaché jusqu’à ce qu’il tombât en pourssière à ses pieds. Un chêne, alors ? Ma question le sortit de sa rêverie. Il ne se rappelait pas m’avoir parlé d’un chêne. Toutefois, c’était possible. Comme tout le reste. Il se remit à gratter. De l’entaille jaillissaient des noms d’arbres que je ne connaissais pas. Il rangea son couteau et dans un sourire résigné conclut : tout est possible.
Le soir, la branche entaillée par le professeur tomba.
Ce fut ensuite au tour d’un couple d’artistes de venir contempler l’arbre. Il était écrivain, elle était brodeuse. Ils avaient beaucoup à m’apprendre sur les racines de l’arbre de tous les possibles. Ils parlaient et en même temps versaient des seaux d’eau dans la terre, bientôt détrempées. Nous eûmes bientôt les pieds dans la boue. Quand nous commençâmes à nous enfoncer dans le sol, je les invitai à nous écarter pour ne pas sombrer. Ils ne m’entendaient pas, continuant à noyer les racines d’eau et de souvenirs de tapisseries offertes à un chef de la révolution, de livres censurés et de voisins arrêtés en pleine nuit par un policier prétextant un risque d’incendie dans l’immeuble.
L’arbre désormais était au milieu d’un lac et moi, sur une barque. Je faisais des aller-retours de la rive jusqu’à lui, transportant sans cesse curieux et admirateurs.
J’assistai impuissante à la taille enragée de plusieurs branches de mon arbre par un député qui souhaitait les bouturer aux quatre coins du pays. Il aurait tout coupé si la barque n’avait pas risqué de couler sous le poids de la cargaison. Puis vinrent des étudiants qui souhaitaient le décorer de guirlandes de fleurs qu’ils avaient découpées dans vieilles affiches de films de propagande. Une femme équipée de bouteilles de plongée voulut explorer les fonds marins alentours. Elle répétait : l’arbre cache la forêt ! L’arbre cache la forêt !
Un musicien vint passer là une nuit avec moi. Il avait apporté sa trompette et une bouteille de vodka. Il avait attendu son tour toute une semaine pour pouvoir embarquer. Mon arbre commençait à se couvrir de mousse et certaines branches s’amollissait jusqu’à prendre des allures d’algues ou de tiges de nénuphars. J’espèrais beaucoup de cet homme. Sa persévérance laissait présager d’un véritable intérêt pour mon arbre. Il saurait sans doute comment le sauver. Lorsque nous arrivâmes, je lui demandai ce qu’il comptait faire. Surpris, il me répondit qu’il allait jouer de la musique et que nous allions boire, évidemment. J’insistai pour savoir pourquoi il avait voulu venir jusque-là pour boire et jouer. Il avait toujours rêvé de faire de la barque sur un lac sous la lune. Et l’arbre ? lui demandai-je. Ah ! L’arbre… Il n’y avait pas vraiment prêté attention. Et puis, pouvait-on encore parler d’un arbre ? Il a joué des standards de jazz, des heures et des heures, qui se métamorphosaient dans la nuit et l’alcool en mélodies inconnues. À l’aube, il était reparti avec la barque et j’étais seule allongée dans un hamac de lianes. Il tenait accroché au mât d’une épave que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Il faisait beau.
C’était une journée parfaite pour rêver au soleil, sans l’ombre d’un arbre ni d’une question.
Plus tard
— Bonjour, excusez- moi, je cherche un lac.
— Il n’y a pas de lac ici, il n’y en a jamais eu.
— Un lac avec un arbre au milieu.
— Je n’ai pas le temps, ni pour les arbres ni pour les lacs.
— L’arbre a disparu. Ou il s’est transformé. Je ne sais plus.
— Demain vous irez au parc et vous trouverez des arbres.
— Ce n’était peut-être pas un arbre, mais un nénuphar. Un musicien venait y jouer de la trompete.
— Je suis pianiste.
— Le lac n’a pas pu s’évaporer.
— Il fait chaud. Tout est possible. Si vous aimez les antiquités, je collectionne les vieux clavecins.
— Je vais rentrer.
— C’est trop tard. Le concert a commencé.
Enchantée par ce récit, conte poétique autour de cet arbre/question , je suis remontée aux précédents et j’ai beaucoup aimé le prologue et les ronds du ricochet puis les suivants avec ces doubles voyages en Pologne, passés et à venir peut-être, la ville de Cracovie et de tirer ce fil d’une proposition à l’autre.
Merci. L’atelier de François Bon sur le double voyage est arrivé précisément au moment où j’ai décidé de retourner en Pologne, où j’ai vécu il y a plus de vingt ans! Je prends beaucoup de plaisir à réorganiser ainsi mes souvenirs et à me projeter dans le voyage à venir. Suite à votre commentaire, je suis allée lire vos textes (je ne trouve pas le temps en ce moment de lire attentivement les textes des autres participants et je le regrette…) et j’ai particulièrement aimé celui que vous aviez écrit à partir de cette même consigne, « l’impossible retour ». Ce que vous écrivez sur le rapport à la langue étrangère me parle beaucoup et le contrepoint avec cet ouvrage tissé collectivement, entreprise à laquelle participe le personnage un peu malgré lui, ajoute au texte une dimension presque fantastique. Bonne journée!
Comment lit-on? Aujourd’hui pour moi c’est de travers et notant « pour plus tard »…