Inutile de dire que c’était un moment de folie, que les actes pratiqués appartenaient à un autre, parce que depuis longtemps les démons se pressaient contre les tempes, grouillaient dans les veines, s’emparaient du corps comme d’une charogne qui déjà transperçait la cuirasse de laine, gagnait sauvagement du terrain dans la fourmilière de l’inévitable. C’était pourtant un chemin qui paraissait sans failles, aucune chance de dérailler, car on ne pense pas la vie. On l’accepte. On y met même toutes ses forces pour pouvoir dire à ceux qui nous entourent qu’on est là où on a toujours voulu être, presque heureux. On retire le poids trop lourd qui nous brise la main pour le poser dans l’autre. Travail d’équilibriste où on excelle. Et, par-dessus tout, on se croit malin. On dupe sa propre tromperie comme on pense duper un enfant avec la friandise qui lui est chère. Un aveuglement qui permet de croire qu’un autre nous habite au moment où le torrent brise la muraille et finalement jaillit. Mais quand le courant déchainé emporte les dernières pierres comme une délivrance, on sait que c’est faux, que le contact de la chair avec l’eau glaciale est notre lucidité. Que les gestes accomplis après, dans le plus grand sang-froid, comme un plan minutieusement préparé à l’avance, s’emboitent et s’enchainent telles les pièces d’un révolver que machinalement on reconstitue les yeux fermés. Inutile de dire qu’on a des remords, que la repentance s’achète, on se leurre. Peut-on retrouver une quelconque innocence après avoir vu tomber en lambeaux l’image qu’on avait de soi-même, et qu’une autre faite par un fer incandescent vient pour toujours nous défigurer le visage ? Peut-on se pardonner, attendre que quelqu’un puisse en toute sa conscience nous pardonner ? Il faut vivre avec, comme on vit avec un chien teigneux accroché aux mollets. On ne refait pas sa vie, on se cache le plus loin possible des êtres aimés, on se tapit au ras de la terre la plus aride, on fuit les regards nets de ceux qui tournent sur le manège en attendant que la vie les mène ailleurs. Ne venez pas me dire que le temps apaise. Il s’agglutine, s’enkyste, gangrène. Gestes automates, parce qu’il faut aller de l’avant sans se retourner, marcher sans cesse, jusqu’à ce que les muscles harassés tombent de fatigue, que la nuit nous terrasse dans ses rêves du temps d’avant et que les premières lueurs du matin arrivent toujours trop tôt dans leur impassible vengeance.
Le rien qui pour certains est tout un monde
On les voit promener leur chien à des heures précises, le garçon du café d’en face peut commencer à leur préparer leur menu habituel quelques minutes avant leur arrivée tellement ils sont forts dans leur ponctualité maniaque ; quand on passe, ils sont en train de tailler une haie ou d’arroser les plantes bouffées par la chaleur, les feuilles mortes sont soigneusement ramassées tous les matins ; on peut entrer chez eux à tout moment et seront toujours prêts à nous offrir une tasse de thé et un morceau de tarte. A les regarder, on pourrait croire qu’ils ne font rien de bien important, juste l’essentiel, des gestes répétés depuis l’enfance. Des vies exiguës qu’on remarque à peine ou bien qu’on n’aperçoit qu’à travers ses propres intentions, autour desquelles le monde semble se refermer au point de presque disparaître, apparemment vides. Pourtant, derrière les façades propres, il y a des murmures de joie, des exploits accomplis qui demeureront invisibles aux yeux de la plupart et, parce qu’apparemment moindres, les actes les plus avides seront masqués derrière les barreaux de leurs fenêtres, couverts sous les allures d’une conversation anodine. A travers les verres grossissants de leurs lunettes, ils sont là à vous dévisager de leurs yeux énormes.
J’aime beaucoup le rythme du premier long paragraphe; c’est fort.
Envie de savoir la suite…
Merci Michael ! Pour la suite, je sais ce qu’il a fait, je ne sais pas ce qu’il fera. 🙂
Pas besoin de verres grossissants pour vous lire, Helena, j’ai été littéralement traversée par vos deux textes. Grande puissance du premier, comme un torrent qui emporte et laisse exsangue, une déchirure indélébile. Quant au second, vous avez raison : parfois, tout un monde se cache dans la moindre petite chose et c’est ce qui fait le charme de la vie.
J’avais tellement de doutes sur ces textes. Votre commentaire me réconforte et vient me dire que suis peut-être sur le bon chemin. Merci infiniment, Zoé !
Le malaise est palpable à la lecture du premier paragraphe et on en ressort comme un peu dans un état de malaise poisseux! Bravo
Merci, Géraldine, de votre commentaire, très important pour moi. Je m’aventure sur des régions un peu méconnues.
Le premier paragraphe est physique, les mots nous traversent pendant la lecture. Aime cette idée de « l’image déchirée que l’on a de soi-même » qui sonne si juste !
Merci infiniment, Alice ! Votre commentaire m’indique un chemin que je pourrai suivre.