Elle avance le long du sentier côtier puis descend sur les rochers, elle grimpe, crapahute, choisit de poser le pied sur les aspérités, les griffures, les arapèdes et les creux dans lesquels stagne une eau vaseuse. Elle fuit plus qu’elle ne marche. Elle s’aide de ses mains pour ne pas tomber. La mer à ses côtés soupire son chant entêtant et l’accompagne. Devoir assurer son équilibre l’empêche de trop penser, elle est concentrée sur ses pas, le dénivelé de la pierre, le sel qui s’accroche à la pulpe de ses doigts, sous ses ongles.
Elle se répète la déclinaison de la mer Méditerranée : ἡ θάλαττα, θάλαττα, τὴν θάλατταν, τῆς θαλάττης, τῇ θαλάττῃ.
Thalatta, Thalatta, ô déesse, fille de l’Éther et du Jour, toi qui as engendré les dieux de la tempête et les tribus de poissons, et, de la semence d’Ouranos, de qui naquit Aphrodite la très belle, soutiens-la !
Elle avance et trébuche, elle tremble.
Soudain, devant elle, se dresse un portique. C’est une porte en fer rouillé, à la peinture écaillée, une porte qui s’élève entre deux rocs, entrebâillée, au milieu de rien, la mer et les pierres, le bleu du ciel et le blanc de la roche.
Alors elle pousse la porte et franchit le passage.
De l’autre côté du portique, la mer demeure, les rochers se dressent coupants, mais elle découvre un paysage plus jeune et un ciel plus frais. Elle s’agenouille et caresse le sol. Quelque chose s’est produit quand elle a passé la porte, elle est arrivée quelque part.
Son regard se pose au loin et elle aperçoit une plage de sable noir en forme de croissant de lune.
Elle est déjà venue ici, dans le songe radieux d’une enfance enfuie. L’île de Circé l’accueille.
Elle descend sur le rivage et se jette dans la mer vineuse des poèmes homériques – mais elle est douce en fait, et ses vagues le sont aussi. Court au soleil, dort un instant. Nage encore. Tête sous l’eau, grands mouvements, elle s’abrutit de baignade, se saoule de la mer ample autour d’elle. Encore et encore, sur ce long croissant de plage déserte. Le soleil se voile, avant de revenir, dans sa teinte du soir. Le sable noir du volcan en face et le sable jaune se mélangent, collés à sa peau. Elle frissonne de fatigue, claque des dents, vidée. Mais s’arrêter avant, au comble du soleil et de la joie pure, aurait été douloureux, un arrachement, il fallait épuiser le moment à en trembler.
Elle appréhende de revoir Circé, et comprend que le don que celle-ci lui avait octroyé dans le songe de son enfance passe par cette plage, ces vagues vertes et ce soleil plus jeune que celui qui chauffe le monde d’où elle vient. Mais il faut faire face et elle s’enfonce dans la forêt vers le centre de l’île.
Sous les vagues, Poséidon l’observe, impénétrable, et Triton, son fils, qui souffle dans sa conque, bruit terrible, a apaisé les flots pour elle, mais elle ne le sait pas. Les écailles azur et pourpres brillent sur les épaules de Triton, et sa queue ondule sous les flots. Poséidon, lui, chevauche un dauphin, il la regarde, songeur, s’enfoncer dans la forêt de son amante.
La magicienne a envoyé ses lions, procession silencieuse, escorter la jeune femme, mais celle-ci l’ignore. Les arbres bruissent d’étonnement, un chant se propage de branche en branche, les feuilles relaient la nouvelle : quelqu’un vient, quelqu’un qui est déjà venu, en rêve, et qui revient aujourd’hui, dans ce temps suspendu où rien ne bouge, temps mythique de l’éternel retour du même, immortalité des dieux et des déesses, une humaine arrive.
Lions silencieux, vous empruntez ses pas, elle ne sait pas que vous la guidez. Elle avance, et l’œil rond des oiseaux de proie la suit. Circé attend. L’île entière retient son souffle.
Circé la reconnaîtra-t-elle ? Elle a grandi depuis la dernière fois, est devenue femme. Elle n’ouvre plus de grands yeux angoissés sur le monde, mais darde ses épines par défense. Pourtant elle marche à travers la chênaie. Se laisse guider par ce qu’elle pense être son intuition, ses pas portés par un élan léger, joyeux même. Son cœur bat à tout rompre, dans la peur de la déception.
La clairière est toujours là. Et la magicienne y trône, petit sourire aux lèvres. Elle n’a pas changé et la regarde arriver d’un air amusé. « Tu t’es décidée, tiens donc ! Te revoilà, petite hermine… J’ai cru que tu passerais le reste entier de ta vie à nager et t’ébrouer comme une petite baleine heureuse. » Je suis contente et soulagée de te voir, songe-t-elle. « Moi aussi, je suis contente, répond-elle, toujours capable de lire dans ses pensées. Mais je ne m’inquiétais pas, donc tu ne trouveras aucun soulagement de ma part. Viens partager mon repas. » Et elle l’accompagne à l’intérieur de son foyer, escortée par les loups et les lions mutiques.
Elle est donc revenue et il ne s’agit pas d’un rêve. Elle a toujours su que leur première rencontre avait été réelle, elle l’avait senti dans son sang, sa chair. Elle sait que la potion que la magicienne lui avait donnée à boire l’a réellement changée, ou lui a offert le pouvoir de le faire. Si elle a pu franchir ce passage, ce portique, c’est grâce à Circé.
Alors elle se met à raconter. Elle ne sait pas que Circé l’enchanteresse sait déjà tout. Poséidon, lui, s’est assoupi. Triton veille sur les vagues. Les loups s’allongent, tout ouïe. Les lions se repaissent de leur repas. Dehors, les arbres inclinent leurs branches pour mieux entendre. La nuit tombe. À des lieux de là, le Faune, enfant de Circé et Poséidon, le dieu-loup, profite de la noirceur du jour pour rompre le silence et proférer ses oracles. Il sait déjà ce que la jeune femme ignore, son destin dans les feux de la guerre de Troie et les murs suintants des Enfers. Il sait déjà qu’elle n’a pas encore tout perdu, ni tout retrouvé.
Elle raconte. Elle dit la perte, elle dit la métamorphose, créature marine, elle dit la mort, cette mort qu’elle n’a pu éviter et ne peut regarder en face. Elle dit le soleil brûlant qui l’a éblouie ce jour-là. Elle ne sait pas qu’au-dessus d’elle, dans la nuit étoilée, brille l’homme qui s’est noyé et qu’elle n’a pu sauver, constellation nouvelle instaurée là par les dieux. Elle sait seulement qu’elle a échoué dans sa tâche, qu’elle était là pour qu’il vive et qu’elle n’a pu le ranimer. Elle ignore qu’il a déjà un goût d’étoile en feu, que son âme vit brûlante parmi les autres disparues.
Les arbres penchent leur tête comme pour la consoler. Les feuilles se sont tues, pour laisser toute sa place à sa voix. Poséidon s’éloigne doucement, bercé par les mouvements de sa monture, il sait tout et s’attend désormais à ce qu’elle lui rende visite, maintenant qu’elle est passée dans leur monde. La nuit enveloppe les oiseaux et les fauves. Quelque part, dans l’univers d’origine, les mortels se divertissent, sombrent dans l’oubli, qui dans la boisson, qui dans le divertissement, qui dans le sommeil. La jeune femme, elle, est arrivée chez elle, et Circé la magicienne la laisse parler, se remémorer, avouer, pleurer.