Lignes de vie
Je laisse la nuit s’étendre sur la terrasse. Des lumières clignotent. Des appartements encore allumés. Il est tard. Tu es là. Face à moi une fois encore. Ça fait longtemps que je ne t’ai pas parlé. Je te regarde. Tu n’as pas changé. Tes yeux verts, perdus dans la myopie quand tu enlève tes lunettes et qui te font ce regard flou. Je sens souvent cette caresse des cils, longs. Je vois ton corps , brun et mince, nerveux toujours, tes mains, légèrement calleuses, j’entends ta voix grave et qui parfois dérape, plutôt une voix rauque, tes impatiences quand tu agites ta jambe droite sans t’en rendre compte, un mouvement automatique. Tu souris quand je te montre les photos, je vois que tu t’en souviens, ou que tu t’en rappelles. On pourrait estampiller les lieux et rendre les moments inoubliables, pour une soirée de nostalgie. Il vaut mieux les laisser là, les photos ont jauni. On pourrait dire aussi, tu te souviens ou il était une fois ou ça a commencé comme ça, et raconter, des vies plaisirs, des vies douleurs, des vies espoirs, des vies échecs, des sentiments crépusculaires entre chiens et loups, des rencontres lumineuses sous le soleil chaud d’Espagne ou d’Algérie, et la nôtre sous une pluie battante, celle qui te lave comme les orages d’été. Tu me parles des Cévennes et des voûtes étoilées, et la difficulté que tu as à être là où il faut au moment où il faut mais le décalage est aussi ce qui te tiens. Regarde tes dessins, tu n’as jamais voulu peindre, seulement dessiner, il y a toujours ces yeux qui partent ailleurs comme s’ils cherchaient une autre voie, une autre ligne de vie. Tu me dis que je n’ai pas changé non plus. Je reçois toujours les compliments, mais contrairement à toi, j’ai quelques rides supplémentaires et les cheveux qui blanchissent. Oui, j’ai toujours ce regard, celui de tes dessins, et je n’ai pas trouvé de porte dérobée contrairement à toi et je peux passer des heures à contempler la mer, à observer ces riens qui se baladent et qui donnent du relief. C’est vrai que dans ces moments, je m’absente aux autres et que c’est difficile à supporter. Mais tu as compris que c’est une manière hypnotique de prendre repos de moi-même. Diamond dogs, le disque de Bowie, tu sais que c’est en fait les chutes d’autres albums, et c’est un véritable chef d’œuvre, je continue à l’écouter et on pourrait aboyer comme ces chiens de la pochette, aboyer à la lune, aboyer aux ombres pâles, aboyer à toute la fange qui se déverse et cavaler à travers les montagnes bleues, une course sans fin, jusqu’à l’aube, se reposer contre un grand rocher gris, de granit et se coller l’un à l’autre, la solitude est un endroit discret et perpétuel. Je referme notre album, la nuit devient trop sombre. Il faudrait que j’aille arroser le bégonia jaune du cimetière et le pommier d’amour que j’ai mis derrière ta plaque.
Wouch le final est magnifique, il me semble, à partir de Diamond dogs qu’il y a vraiment un envol. La première partie semble plus convenue, à rebours on se dit que ça vaudrait le coup de la reprendre, faire aussi simple et percutant que les dix dernières lignes. Encore !