Elle est désormais dans cette forêt rude, âpre et drue, un lambeau de lichen entre les doigts qu’elle contemple, comme un enfant regarde un trésor, ou ce qu’il nomme tel, quelque chose qui brille et cela lui suffit à nommer la pacotille dans la paume, trésor. Tenir le lichen entre les doigts, cette guenille chevelue abandonnée sur le sol, elle hésite entre le nommer fruticuleux ou foliacé et peu importe puisque les deux mots suffisent à la faire rêver, caresser cette peau, sentir ce qu’on dit rêche se frotter à son épiderme, penser soudain à la main de sa grand-mère qu’elle effleurait avec crainte puis dont elle suivait les rides avec l’index lentement à la recherche d’un secret ou d’une source peut-être, s’étourdir de ses ombres et de ses replis, on dirait des volets à moitié clos pour se protéger de la chaleur mais qui laissent malgré tout filtrer quelques lueurs, sentir cette sénescence toute relative, puisque si lente et invisible à l’œil nu, scruter ce lichen comme parfois, dans le doute insistant de la jeunesse, on se dévisage dans un miroir où l’on craint de voir les premières rides se dessiner et annoncer la lente décrépitude de ce que l’on croit être, alors oui le scruter avec toute la mansuétude possible et savoir par le biais de lectures récentes qu’il n’est pas un, ni plante, ni végétal mais une symbiose, un champignon marié à une algue, un organisme tenace qui n’arrête pas de faire signe, à peine, comme un regard qui chercherait le sien, bien caché pas si loin du tiroir des larmes, et qui finit par dénicher la connivence nécessaire, pour que le pas s’alentisse, que les yeux se détachent des coulées de lumière où ils se noient, entre les verts foisonnants de cette nature expansive et la texture d’un sol dont il faut bien scruter les aspérités afin de ne pas trébucher, et soudain cette reconnaissance, ce clin d’œil au sein des mousses et des écorces, qui interrompt la marche et accroche la pensée, l’entraîne dans des circonvolutions improbables — pourquoi ne pas créer des chapeaux avec des lichens incrustés, ou des robes et des manteaux, se coiffer s’habiller et se prendre pour un renne ou un caribou à courir dans une toundra , ah oui se retrouver en plein cœur d’une étendue sauvage tapissée de lichens — puis ce morceau de lichen en forme d’arbre entre les doigts , poursuivre l’errance qu’elle a décidé de vivre au sein de cette nature inconnue.
Avec ces arbres comme compagnons, elle se croirait dans un conte, sans véritablement affirmer qu’il serait pour les enfants. Ils lui donnent cet élan, qu’on pourrait dire spirituel ou tout au moins le lui laissent imaginer tel. Ils agissent comme un guide pour l’égarée qu’elle se sent devenir. Là, dans cette forêt inconnue, elle se sent à l’endroit approprié. Elle a l’étrange sensation de n’être qu’une virgule dans cette étendue sauvage et dont elle ne sait rien, et de penser qu’une virgule a malgré tout son importance dans une phrase, que sans elle, la lecture et la fluidité d’un texte seraient plus ardues. Cette pensée lui dessine un sourire. Entre fûts et feuillages, mais surtout écorces et racines, odeur d’humus et bruissements incessants, jeux d’ombres et de lumières, chants d’oiseaux et vie souterraine, tout se passe comme si le lieu — cette forêt — allait être celui d’une expérience de vie précieuse, une sorte d’au-delà déjà advenu avec les troncs aux incertitudes de lierre et de lichen, un ciel qui ne se laisse guère deviner, des corbeaux qui croaillent sans répit, les ombres des ombres, tout ce qui agit comme une pierre ponce sur l’esprit et lave de tout ce qui encombre ou pèse, et laisse la place aux interrogations nouvelles, aux solutions susceptibles de monter à la surface de soi. Une brise légère agite le feuillage et s’entend alors comme un bruit de pluie dont on n’arriverait pas à déterminer où elle s’échoue, si le bruit est vraiment réel et non le fruit des brouillards de l’esprit, se suspendre à ces murmures de vent, et puis le vacillement face à cette béance soudaine, en plein cœur de la forêt: un trou creusé avec le monticule de terre tout à côté, bien en évidence et c’est d’abord cette terre amoncelée qu’elle a remarqué avant même qu’elle ne risque de chuter dans le trou ainsi creusé, un trou circulaire et assez profond pour susciter une curiosité légitime, car ce n’est pas un trou creusé par un animal mais bien une véritable fosse, où un corps pourrait être jeté puis recouvert avec le monticule de terre toute prête à le cacher au monde extérieur, où nul ne viendrait chercher quoi que ce soit, elle se croit encore seule dans cette forêt mais là il est bien évident qu’il n’en est rien, que quelqu’un d’autre s’est échoué ici, peut-être même l’observe-t-il à cet instant et que le murmure du feuillage n’était pas ce qu’elle croyait, mais bien plutôt celui d’une présence, et là soudainement elle est en proie à l’immobile.
Quand la crainte ne fait que sommeiller, et qu’insidieusement se greffent à un présent improbable, des souvenirs de récits qu’elle n’aurait sans doute pas dû connaître, mais dont elle a malgré tout entendu des bribes, alors la vision qui se déploie devant elle n’est pas le réel mais une vision fantasmée nourrie au récit qui a laissé des sédiments entre ses tempes, et cette scène forgée par un imaginaire d’enfant se déroule là maintenant sous ses yeux, dans toute l’horreur d’une guerre, au sein d’une forêt, mais lozérienne celle-là, un combat entre un maquisard réfugié dans la forêt après les terribles combats qui eurent pour effet de mettre à feu tout un village et de précipiter sur les petites routes de cette campagne qui lui tient tant à cœur des familles et des troupeaux de bêtes jusqu’à des abris provisoires, un maquisard donc et un soldat allemand qui n’eut pas gain de cause et dont le corps fut jeté dans un trou creusé à la hâte, au milieu de n’importe où, dans un lieu dont on ne sait plus rien, un lieu de presque rien, mais soudain densifié par la présence d’un corps, épaissi du sang des uns et des autres, signifiant à ce lieu un surcroît d’existence, créant une soudaine épaisseur, liant à tout jamais un homme avec un territoire, un bout de terre, qui a, dans l’imaginaire de l’enfant qu’elle a été créé une béance devant laquelle elle se retrouve soudain confrontée et qu’elle ne pourra surmonter. Et là dans cette forêt de buis et de chênes, où elle n’est jamais venue, elle s’affaisse sur un sol humide et boueux, lâchant le morceau de lichen qu’elle tenait entre ses doigts, qui lui, va au devant dans la béance du trou, alors qu’elle, dans un sursaut ou dans une sorte de déliance reste au bord inanimée.
L’attente au bout des doigts.
De belles images, touffues. Peut-être relire ce texte à haute voix, pour polir et lisser parfois quelques aspérités involontaires ? Je ne sais pas. Une belle promenade dans les sous-bois quoiqu’il en soit et des jeux de forme, de matière, de lumière et d’ombre. Merci Solange