C’est comme si, la marée humaine se retirant, l’homme avait été déposé là, sur une allée mémorielle. Pas très grand, pas très jeune, avec juste un petit manteau et une casquette feutrée pour faire barrage : froid humide ce jour-là. Mains dans les poches devant le mur, il lève la tête et furtivement se hisse de quelques centimètres sur la pointe des pieds. Cherche à lire ce qui est écrit, plutôt vers le haut. Il est entouré par d’autres murs contre lesquels personne ne s’appuie. Murs sans toits, debout comme lui qui cherche à voir. Il n’habite pas très loin, dans le petit appartement dont les murs constellés de photos le protègent peut-être du grand dehors où il se trouve. Il vit à l’étage. Au-dessous, il y a longtemps, c’était l’atelier d’un bottier. Profession en voie de disparition comme s’éteignent les cordonniers. Mais ce bottier-là avait su reconnaître les bruits de bottes de ceux qui venaient légalement procéder aux arrestations et très vite, parce qu’il avait de bonnes relations avec ses clients, avait trouvé le moyen de mettre à l’abri juste à temps les deux enfants des voisins du dessus. L’homme quitte des yeux le haut du mur comme ne parvenant pas à trouver ce qu’il cherche. On voit les uns après les autres des noms accompagnés de prénoms gravés par ordre alphabétique dans la pierre blanche. Les années noires aussi, comme les clés d’une partition figée. Pour trouver le nom, il faut connaître l’année de l’arrestation et ne pas se perdre dans le classement. Soudain, près de la série des K, un groupe d’élèves déboule : chacun tient un carnet, tous parlent fort, une caméra filme. Ils sont en repérage et cherchent, afin de l’interroger, quelqu’un qui sait quelque chose. Discrètement, l’homme s’éloigne des commentaires et se réfugie près de l’arbre récemment élagué entre les murs. Il n’a pas envie de répondre aux questions qu’il se pose lui-même et regarde la plaque qui vient d’être fixée pour indiquer l’importance de la rénovation. C’est qu’avant, dans la première version, il y avait des fautes d’orthographe, intolérables parce qu’altérant l’intégrité des noms, autant de déperditions ne permettant pas de laisser inscrite à présent l’ombre d’une erreur. Et aussi ceux qui n’avaient pas été gravés la première fois, parce qu’ils n’étaient pas dans les listes retrouvées. Il y aura sans doute d’autres ré-inaugurations si l’on parvient à retrouver encore d’autres noms parmi lesquels ceux qui sont juste remplacés par le mot « enfant ». L’homme se souvient de son enfance avec cavalcades joyeuses dans les arrière-cours pavées, quand on allait facilement les uns chez les autres et qu’on se retrouvait en famille à table autour des plats mijotés pour pas cher, ceux qui réchauffent l’âme. Là-bas, les élèves encerclent quelqu’un d’autre, un qui a accepté de leur parler. L’homme contourne l’une des parois, se retrouve seul, se demande quelle longueur donneraient noms et prénoms mis bout à bout et déroulés dans la rue jusqu’au fleuve, en passant par le pont des vivants. Les élèves ont fini leur interview et s’éloignent avec le butin du témoignage recueilli. L’homme revient là où il était, s’immobilise et regarde encore au même endroit. Et si en plus à l’extérieur, dans les rues, sur les parapets, dans les gares, dans les stades, dans les magasins, on inscrivait le nom des rescapés, ceux qui portent pour toujours à l’intérieur les noms des disparus, si on faisait une manifestation de noms, si on ne perdait pas de vue ce qu’il faut vraiment faire ? Une nouvelle vague de visiteurs investit les lieux, circule, cherche, touche les murs, photographie et l’homme profite d’un intervalle pour sortir de l’immobilité. Il s’éclipse, se dirige vers le fleuve avant de rentrer chez lui, de l’autre côté. Sur la rive, des mouettes se battent pour un morceau de pain. Il reviendra là avec ses deux petits-fils. Il ne faudra pas oublier de prendre des miettes pour les donner aux oiseaux, ça amusera les enfants
L’homme qui se hisse de quelques centimètres sur la pointe des pieds.Très beau texte (ceux qui portent pour toujours à l’intérieur les noms des disparus, si on faisait une manifestation de noms…) je vois l’homme et je vois le mur. Merci