L’autre jour, dans la rue qui monte vers le château, le petit homme au chapeau mou sous une pluie qui rayait l’espace comme autant de ligne d’écriture. Il avançait sans donner l’impression d’être importuné par le mauvais temps. Même on pouvait voir à son sourire qu’il prenait plaisir à l’averse. Les maisons le regardaient passer avec un air à la fois réprobateur et soucieux. Elles semblaient redouter le destin qu’il leur traçait dans son parcours vengeur.
Revu le petit homme, à la tombée du soir, il trainait derrière lui une ombre gigantesque. Les nuages inscrivaient sur la toile du ciel comme une série de signes cabalistiques. A peine intrigué par les présages qu’il y déchiffrait, le marcheur buttait par moment sur le pavé inégal. Mais cela ne portait pas atteinte à sa détermination. Il allait indifférent ou plutôt sûr de trouver son chemin dans l’étroit labyrinthe de la vieille ville.
Je l’ai à nouveau rencontré, assis sur un banc. Ses lèvres remuaient comme s’il se parlait à lui-même. Mais son regard fixe, ses grands yeux hallucinés semblaient ouverts sur un spectacle invisible. Son image m’est longtemps resté dans la mémoire. J’avais l’impression qu’il me disait quelque chose que j’aurais dû savoir. Impossible de trouver le chemin qui menait à ses pensées.
Pourquoi le petit homme revient-il dans mes rêves ? Il me poursuit de son air narquois si bien que les rues familières me semblent soudain appartenir à un monde inconnu. Mes promenades habituelles prennent depuis sa rencontre une allure inattendue. Tantôt c’est une voix sortie de l’ombre d’une fenêtre qui attire mon attention et m’entraîne dans le désir d’être un autre, tantôt un vol d’oiseaux qui traverse l’espace semble jeter des cris d’avertissement. Mais la peur qui m’étreint s’évanouit aussitôt et laisse place à une attente imprécise.
Je n’ai plus vu le petit homme depuis plusieurs jours. Mon esprit inquiet le recherche partout et croit le voir dans la moindre silhouette. A chaque déception mon âme se creuse d’un vide étrange et grotesque.
En passant devant la vitrine du barbier j’ai cru apercevoir son reflet. Aussi vite que je me suis retourné il avait disparu laissant l’univers entier suspendu à son attente. La perspective s’est creusée soudain et mon pas a butté sur les pavés. Un instant le monde a basculé. Il pleuvait. Je me suis vu, mais vraiment vu, démultiplié dans le vide de la rue comme si mes parcours y avaient laissé leur trace matérielle, une présence de mon propre fantôme.
Il me semble depuis plusieurs jours être englouti dans la trémie du temps. Je m’écoule comme grains de sable et me reforme un peu plus loin mais dans une rue qui serait comme un ciel renversé, un ciel qui m’absorbe sous la forme de lettres dispersées et pourtant si surement liées les unes aux autres qu’un regard attentif pourrait y lire toute une vie.
Moi aussi, je l’ai vu mais il portait des chaussures à talons et un chapeau cloche. C’était dans un tribunal.