Il est assis. De profil contre la vitre du café. Son visage, ses cheveux se découpent en ombre sur la vitre donnant sur la petite rue T. On ne distingue pas ses traits. Le visage de profil est penché sur fond de mur blanc. Il est assis sur le bord de sa chaise, vétu d’une chemise claire à manches courtes, d’un pantalon sombre, le buste légèrement penché en avant. Il ne regarde rien, ou alors son regard est tourné vers l’intérieur. Il parait réfléchir, presque immobile et lorsqu’il bouge, c’est dans la lenteur d’un geste banal, tendant la main droite, un peu à l’aveugle, vers l’endroit où doivent se trouver la tasse et sa soucoupe. Avec la cuiller posée dans la soucoupe, qu’il fait tinter, la bousculant involontairement du dos de la main. Ou bien c’est la tasse qu’il choque légèrement et qui heurte la soucoupe. Sa main droite est levée au-dessus de la table. Son geste s’arrête parfois. En suspens. Comme au-dessus d’une page vide à remplir de ses mots. Il semble réfléchir à la rédaction d’une lettre importante, d’un texte décisif…
C’était son premier vol trans-pacifique en place gauche et tout s’était passé normalement jusqu’à 100 nautiques de Tokyo et la mise en descente.
Il desserre le nœud de sa cravate imaginaire, avale plusieurs fois sa salive. On voit monter et descendre la pomme d’Adam. Ses mains, ses yeux sont secs après la nuit en vol. Léger mal de tête, peut-être… La fatigue à en mourir, à tomber et, en même temps, la poussée d’adrénaline, comme un café trop fort, qui lui permet de tenir. À gestes ralentis, mal étudiés…
Qui faisait l’étape ? Qui a posé l’avion ? Lui, sans doute. Mais il ne s’en souvient pas.
Assis dans ce café maintenant. Devant la feuille blanche d’un rapport à écrire.
À l’instant, au moment du vol, pendant les recherches, les échanges radio, les calculs, il ne savait rien. Il ne voyait rien.
Ses yeux aujourd’hui, agrandis par le spectacle de ce qu’il a survolé, sans rien soupçonner. Seulement qu’un tremblement de terre avait eu lieu.
Sa compagnie l’avait contacté par l’intermédiaire de Data-Link, et dans le cockpit, les trois pilotes avaient perçu l’anxiété dans les échanges radios avec le sol.
Trop occupés à surveiller la jauge. Et tous les terrains saturés à mesure des déroutements, qui refusaient les atterrissages, qui les repoussaient plus loin. Loin de.
Puis, une fois posés, juste avant le « low fuel » avant les neuf heures de stand-by dans l’avion. L’agitation autour d’eux sur la piste, le désordre à l’intérieur de la cabine, après les dix heures de vol. Les passagers abattus, affolés par ce qui s’inscrivait sur leurs téléphones portables, agressifs qu’il avait fallu rassurer, faire asseoir, patienter avant que l’aéroport surchargé et dépassé, leur fournisse une passerelle pour le débarquement. Les parlementaires avec l’équipage, l’organisation des temps de repos de chacun. L’eau rationnée, les toilettes qui débordaient.
Les hôtesses distribuaient ce qu’il restait de biscuits, de bouteilles d’eau. Certains passagers retiraient leurs chaussures, tentaient de miner la détente, la patience. Les femmes, leurs cheveux ébouriffés, le maquillage collant sur leurs visages, les hôtesses avaient remis du rouge à leur lèvres, de longues goulées de parfums se mélangeaient aux odeurs de sueurs, de corps las.
A-t-il eu froid ou faim ou soif ? Il ne sait plus.
Se souvient juste de son petit orteil gauche comprimé dans la chaussure.
L’odeur de la cabine quand, après les neuf heures d’attente, les passagers puis l’équipage ont enfin pu quitter l’appareil.
Concentration, il a pensé wagons, déportations.
Au dehors, l’air lui a semblé tout propre. Il s’est souvenu qu’il devait tondre la pelouse à son retour. Dans une autre vie, peut-être.
Il devait appeler sa famille. Les rassurer. Tenter de le faire après ce qu’ils avaient vécus en direct, des centaines de fois déjà, à la TV.
À l’arrivée à l’hôtel, le personnel était en train d’attacher les grands lustres du hall. Dans sa chambre, il a bu un grand verre d’eau. La TV diffusait des reportages, on montrait des voitures roulant sur un pont, et, mis à part les paquets d’eau qui s’abattaient sur la chaussée, il ne semblait rien y voir de particulier. Ce n’est qu’à la troisième reprise du petit film, passé en boucle pendant un instant, qu’il s’est rendu compte que les lampadaires tanguaient, oscillaient à la vitesse de pendules, au-dessus de la voie et du trafic quotidien.
Plus tard, sur des sites Internet, il verra des images, des lieux, des routes dégagées au bulldozer et des personnes fouillant dans les monceaux de débris, retrouvant – pour les exposer afin que des rescapés les identifient – des objets intacts parmi les maisons en poussière, les bateaux sur les toits des habitations fracturées.
Pour l’heure, c’était de mots dont il avait besoin.
Non, il a faim, vite. Mais de quoi ?
Devant ses yeux, il y a la jupe bleue d’une hôtesse en larmes, les ailes des journaux froissés partout dans les allées, un livre tombé ouvert entre deux sièges, une chaussure à talon usée, élargie. Ces flashes de l’instant où il a quitté l’avion, de ce moment où il s’est senti comme à la libération d’une prise d’otage — bien qu’il n’ait jamais vécu de telle situation —.
Sa barbe avait commencé de pousser, la peau autour du col échauffée, lui faisait mal. Et, dans le chaos de cette fin de monde, il avait perçu l’extrême politesse des silhouettes aux torses courbés, devant lui, derrière lui, les regards au sol, les sourires.
De l’inscription du personnage, de son corps attablé au déploiement de son histoire. Complètement saisie. J’aime la fragmentation, les remémorations trouées. Les images parcellaires et fortes. Merci.
Merci beaucoup pour votre lecture et vos retours… j’ai eu peur de l’avoir emporté un peu trop loin ce consommateur anonyme et innocent !…