Elle avance, portée par elle ne sait quel courant, sûrement un courant souterrain, mince filet d’eau putride qui sent la mort ; c’est cette odeur de mort qui l‘entraîne jusqu’ici, un parfum puissant qui l’enveloppe entièrement et dont elle a conscience sans savoir d’où il provient ; est-ce d’elle, de lui ou de tous les autres qu’il s’échappe pour l’assiéger où qu’elle soit, où qu’elle aille ? S’il vient d’elle, pourtant elle le suit et il la guide vers ce lieu où il s’amplifie jusqu’à tout anéantir. Il l’attire, la possède et elle se voit comme un cadavre en sursis, un maigre sac d’os auxquels s’accrochent de vagues lambeaux de chair en décomposition. Mais déjà elle n’est plus que poussière, aussi légère que des cendres éparses soulevées par le vent, ce vent d’automne, qui souffle sur les feuilles rougies, vestiges fragiles d’une splendeur évanouie ; et il souffle fort, ses rafales l’emportent et la dispersent en autant de parcelles d’une vie fragmentée, précipitée dans le néant. Au crissement des feuilles sous ses pas, se mêlent les gémissements du vent comme autant de plaintes provenant du monde souterrain. Assaillie de toute part, submergée par l’intensité de ce qu’elle ressent, elle écoute et reconnaît ces voix. Ce sont les voix des morts ; ils l’appellent, leurs murmures tourbillonnent autour d’elle pour finir par jaillir tel un immense cri dans sa tête. Ces voix d’outre-tombe peuplent son esprit, ne la laissent pas en repos, elles veulent être entendues, c’est pourquoi elle a cessé de lutter et vient les écouter ici, seule au milieu des allées bordées d’arbres décharnés, sombres squelettes aux aguets qui cherchent à porter vers le ciel le désespoir des défunts dont leurs racines se nourrissent. Elle chancelle, s’arrête, épuisée par ce brouhaha, cette cacophonie incessante, s’agenouille et dépose son bouquet sur la tombe de Paul.