Le visage tendu, inquiet, immobile, confiné dans tous ses travers, ses faiblesses, dans ce moment de notre histoire insolite. Le monde parle d’une drôle de façon. Il s’ouvre sur l’inconnu, l’invisible. La nature se rebelle, nous secoue avec violence, allons-nous comprendre ? Combien y aura-t-il de sacrifiés, maintenant et un peu plus tard ? Le monde entier est bringuebalé, commence-t-il à se poser les bonnes questions et à envisager les réponses les plus appropriées possibles ? J’oscille entre la pensée positive que nous allons sinon inventer un nouveau monde du moins améliorer celui d’aujourd’hui. Mais l’autre pensée est dure, sans espoir, plus de riches encore, plus de pauvres, une planète à feu et à sang suite aux conséquences des bouleversements climatiques et un fascisme galopant, impitoyable qui seul contiendra les esprits et les corps assujettis. Alors j’ai envie que le monde se lève et crie et réponde à la semonce envoyée par la planète, allons-nous arriver à modifier le mode de perception de l’humanité en un ample mouvement solidaire, allons-nous saisir notre dernière chance ? C’est un moment sur le plan individuel très mystérieux ; je sais que mes proches, moi-même, ceux que j’aime, les autres en général, chacun est vulnérable et se trouve confronté à lui-même et mesure ses peurs, ses forces intérieures, ses limites. De façon inattendue, mon grand-père, mort depuis longtemps a ressurgi. Il est comme là, à mes côtés. De vieilles histoires se déroulent devant mes yeux, le souvenir de la période des vendanges m’accapare.
Chaque année nous nous retrouvions au moment des vendanges dans la maison vigneronne de l’Hérault. J’avais neuf ans puis dix puis onze, douze, près de la cuve à vin. Temps de début de vendanges et de ses préparatifs. J’aidais mon grand-père à laver les comportes en bois puis à les inonder d’eau, le bois devait chaque année reprendre vie et volume ; nous riions en nous aspergeant l’un l’autre. Le cheval était tout près dans l’écurie, il attendait sa ration d’avoine. Mon grand-père me portait, m’élevait de façon à ce que je puisse attraper le récipient en bois et sa pelle dans laquelle je devais verser l’avoine. Ensuite je m’approchais du cheval et je le nourrissais. L’avoine dégageait un parfum épicé, les grains s’écoulaient comme un filet d’eau composé de fines particules brillantes. Fierté du geste.
Quatre vendangeurs arrivaient d’Espagne tous les ans pour compléter l’équipe, la colle. La petite maison qu’ils occupaient, située au-dessus de l’écurie était prête, nettoyée, aérée. Elle ne s’ouvrait qu’une fois par an pour les vendanges. Elle exhalait des odeurs d’humidité, de paille réservée pour le cheval. Deux lits, une table, quatre chaises se reposaient ainsi plusieurs mois et attendaient avec impatience la vie qui allait les animer durant deux semaines. De subtiles vibrations de contentement traversaient les deux pièces, une hirondelle sur le bord de la fenêtre chantait et semblait revenir tous les ans. De somptueuses toiles d’araignée réchauffaient les volets gris qui grinçaient à leur ouverture.
Les seaux de vendange étaient empilés, les sécateurs nettoyés, huilés, les ressorts cassés changés. Pour transporter les comportes, les maillets entreposés dans un coin de l’immense garage, au sol de terre bien tassée et souvent humide, revêtaient des fils d’araignée de densité très variable. De petits cocons prêts à éclater les agrémentaient encore. Ils me faisaient peur car je me doutais qu’à l’intérieur il y avait certainement une grosse bête ! La masse en bois à la tête ronde destinée à l’écrasement du raisin dans chaque comporte sur le lieu même de la vendange faisait des siennes, il fallait au plus vite s’occuper d’elle, la nettoyer de ses poussières et parfois moisissures, lavage, ponçage et essuyage. Mise en fonction, elle allait bientôt pouvoir écraser, triturer, éclabousser sous la force de mon grand-père qui seul pouvait la manier avec agilité et élégance du geste. C’était son sceptre à l’envers, la tête en bas !
Le déroulement de la journée, immuable, départ à 7 h, tous assis sur la charrette, l’ait était encore frais, mon grand-père guidait le cheval. Plusieurs vignes faisaient partie de la propriété mais elles n’étaient pas réunies, plusieurs kilomètres les séparaient parfois. La plus marquante et la plus éloignée se parait d’un nom évocateur Montplaisir. Elle se trouvait sur un côteau souvent embrumé quand nous arrivions. Les deux videurs de seaux venaient à bicyclette ou vélos moteurs, les autres, je veux dire les huit coupeurs, ce sont eux qui étaient dans la charrette. Agglutinés tous derrière mon grand-père qui guidait le cheval. Brinqueballés sur les chemins de terre parfois crevassés, nous savions à quel moment précis nous serions tous précipités les uns sur les autres, et au lieu de protester, nous nous engouffrions dans des éclats de rire. Mon grand-père droit comme un I suivait sa route le sourire aux lèvres. À peine débarqués chacun mettait à l’ombre d’un pied de vigne et dans une petite cuvette vite creusée dans la terre, son plongeon, petite cruche de terre bien ventrue qui gardait la fraîcheur. Puis travail intense au soleil de plus en plus chaud. Chapeau ou casquette sur la tête, le dos rond, les souches étaient basses à cette époque, le sécateur en main ; chacun responsable d’une rangée, le seau à ses pieds, le travail s’installait pour quelques heures. De temps en temps des plaisanteries fusaient, des chansons, des rires ou des soupirs de fatigue. À midi mon grand-père donnait le signal de l’arrêt du travail. Chacun essuyait les gouttelettes de sueur qui inondaient les visages. Dans la vigne située loin du village, le repas était offert par mon grand-père. Sa composition était chaque année la même, tomates, pâté Geo en boîte, omelettes, thon à la catalane en boîte, camembert, un feuilleté à la confiture d’abricot. Le vin, bien sûr, celui de l’année d’avant, vin à neuf degrés, considéré comme une piquette aujourd’hui et dont à l’époque nous apprécions la verdeur du fruité un peu sauvage. Café dans un thermos efficace. Puis un quart d’heure de somnolence sous le feuillage d’un figuier et il était temps de reprendre le rythme jusqu’à 17 h. Étirements, bâillements, plaisanteries et parfois barbouillages avec du raisin écrasé, les plus jeunes étaient le plus souvent concernés, il fallait ensuite se débarbouiller ou supporter la substance visqueuse qui adhérait de plus en plus à la peau et donnait au visage une allure de masque carnavalesque. L’heure était chaude, le ciel d’un bleu acide, et le côteau semblait chauffé à blanc. Les heures passaient, toutes semblables, les seaux se remplissaient lentement et se vidaient très vite, mon grand-père encourageait et montrait lui aussi des signes de fatigue, puis le courage revenait et à 17 h tout s’arrêtait et nous repartions rompus mais de bonne humeur. Nous allions rentrer, nous laver, nous faire beaux pour nous retrouver souvent autour d’un bon verre le soir et de bonnes histoires.
La fête, le dernier jour des vendanges, la liesse s’emparait du village. Tout le monde arrêtait les vendanges le même jour. Avant le départ de tous les étrangers, un bal était organisé sur la place du village. De jeunes couples se formaient ou se confirmaient, la joie se mêlait à la mélancolie, car certains allaient repartir et interrompre des idylles naissantes. Des serments de retrouvailles l’année prochaine ! Des danses endiablées, des « cuites » effrénées et titubantes, des sommeils lourds ensuite. Les parfums iodés de l’Étang de Thau, rafraichissaient les esprits et les corps.
Une année, l’année de mes treize ans, ce n’était plus pareil, ce n’était plus mon grand-père qui ravivait les comportes mais mon oncle, la charrette n’était plus là, le cheval avait été vendu, la camionnette flambant neuf l’avait remplacé. Mon grand-père errait comme un fantôme en peine, il passait son temps près de son vieil établi et bricolait, on ne savait trop quoi, je restais souvent près de lui, il m’avait proposé de me faire des nu-pieds en cuir avec une semelle en caoutchouc de pneu. J’avais marqué mon enthousiasme même devant le résultat très surprenant et j’avais adopté la marche la plus légère possible pour lui faire penser que le confort était inégalable. Je n’avais plus envie d’aller vendanger. Mon grand-père est mort l’année d’après.
en pleine communion avec l’introduction
et merci pour cette façon de nous faire vivre chaque sensation (souvenirs très très lointains de vendanges un peu plus loin en suivant la côte vers l’Italie)
Merci Brigitte de votre lecture, du partage d’idées et de souvenirs.
Je lirais volontiers un texte de vous sur les vendanges en Italie !
Description subtile et poétique de la vie rurale au moment des vendanges, cela m’a rappelé mes vacances d’enfant à la campagne au moment de la moisson, travail et fête, coutumes d’antan relayées aujourd’hui par des outils et méthodes qui ont changé l’esprit…J’ai aimé aussi l’évocation des sens, odeurs, bruits, et la toile d’araignée..
Merci Moniika pour votre appréciation. Moi aussi j’aime bien la toile d’araignée dans laquelle finalement je vois l’image de la vie dans laquelle nous essayons de nous « dépatouiller » !