Les trois lignées / Nouvelles, boucle 2#3

La famille Ström a bien préparé ses rejetons à la littérature. Le mercredi après-midi, les enfants étaient enfermés dans la grande bibliothèque de la grande maison du grand parc G. Ils ne pouvaient en sortir qu’après avoir fait récité par le trou de la serrure une page entière d’un livre découvert ce jour et qu’ils avaient au préalable fait passer par la fente aménagée dans la grande porte à cet effet par un aïeul dit Le facteur aux livres. La gouvernante tenait à jour le grand carnet des livres découverts par chaque enfant. Jamais deux fois le même pour un enfant donné. Svante avait un jour trouvé le truc du recopiage des pages de Proust. Il adorait pouvoir aller au parc pour le prix d’une seule phrase. Il se dira plus tard chevalier de la littérature.

La famille Ning a tout fait pour que ses rejetons survivent. On leur racontait des histoires. On savait qu’un jour il faudrait partir. On racontait d’ailleurs surtout des histoires de voyages. De voyages qui avaient réussi, souvent grâce à des rencontres. Le meilleur moment de l’année était celui qui suit la saison des récoltes, les années où la récolte avait été bonne. Le soir, on faisait de grands feux dehors, les petits se collaient contre les jambes des grands, regards écarquillés vers le feu, et les histoires montaient vers les étoiles… Henning, qui s’appelait encore Babudu en ce temps, oubliait parfois le fil de l’histoire en regardant les corps bouger, les corps écoutant et les corps racontant. Il lui faudra bien des années d’étude, après la rencontre décisive qui les lui permettrait pour pouvoir affirmer : ce sont les corps qui écrivent.

Dans la famille Berg, on s’est toujours dit qu’il y avait lecture et lecture. Certains livres étaient interdits, d’autres obligatoires. Les livres qui vont dans le sens du progrès, disait-on souvent dans la famille. Ceux qui pointaient du doigt l’ordre maudit et appelaient à la révolution. Ou encore racontaient une révolution réussie. Ceux-là étaient les meilleurs mais ils étaient rares. Ils étaient les seuls livres à histoires acceptés dans la maison. Les autres expliquaient. Aucun n’avait pu expliquer à Ingrid que le livre, au masculin, avait le droit de sortir de la cuisine tandis que la livre, avec ce féminin qu’on ne rattachait qu’au sucre, qu’à la farine, qu’au café, était cantonnée à la cuisine. De la révolution que cela appelait en elle, aucun des livres obligatoires de la famille ne parlait.

6 commentaires à propos de “Les trois lignées / Nouvelles, boucle 2#3”

  1. j’aime beaucoup ces trois familles enlivrées chacune à leur manière ! Des enluminures !

  2. Des lignées, familles, engendrées par le livre, un certain rapport à la lecture,excluant ou non, belle idée.

  3. finalement, même en famille, on voyage encore avec les livres et les histoires qu’ils contiennent au-delà de la boucle #1… les livres obligatoires, les interdits ou « de progrès »…
    belle façon de donner idée de ces lignées
    particulièrement attentive aux noms donnés : les Ström, les Ning, les Berg qui suffisent déjà à nous guider
    sensible à « ce sont les corps qui écrivent », parfaitement d’accord…

  4. je me voudrais enfant de la famille Ning et tant pis si les livres ne sont encore que contes passant par la voix des grands, des solides…
    il suffirait d’attendre un peu pour se faufiler dans la famille Ström et faire du livre proposé un jeu et

  5. pardon… je continue
    pour faire du livre proposé un jeu et tant pis si pour le choisir ce livre il faudra attendre de n’être plus d’une famille
    parce que les enfants de la famille Berg ne pourront les aimer les livres.