Un rituel, c’est un rituel. Au départ, il y a des années-lumière, début août, ma grand-mère réunissait enfants, petits-enfants et plus, autour de ses fameux petits farcis, cuisinés avec les légumes de son potager. Ma mère, à sa mort, a pris le relais. Puis mon frère, un amoureux des petits plats et des farcis. À mon tour de prendre la relève dans la joie de la rencontre. Les invités ont changé, tant de disparus ne se mettront pas à table avec nous, nous parlerons d’eux, dans la joie de les avoir aimés et dans la nostalgie de leur absence. Autour de la table, neveux et petits-neveux, mes enfants bien sur, et ma petite-fille-merveille, et mon petit-fils-merveille, compagnons et compagnes dit les rapportés (bien intégrés ! ). Je préside, je suis l’ancêtre, je maintiens la tradition : sous le tilleul, face au Pelvoux, le vin rosé bien frais et les farcis dans leurs plats de terre cuite. Nos rires, évidemment nos remarques culinaires. Et pour démarrer, un pastis savamment dosé. Une mauresque ? Une tomate ? Un perroquet ? Un pétouze ? Un pastaga , quoi !
Pour en arriver là, quelle effervescence. La veille, tôt le matin, on est parti, entre femmes, en délégation au marché, fallait choisir nos légumes — ils seraient locaux, bio — les choisir chez Fernand, avec lui on peut prendre son temps, admirer, soupeser, humer l’aubergine violette en robe striée de blanc, la tomate, attention, celle à farcir, bien ronde, écarlate, coeur de bœuf, pourquoi pas ?, la courgette petite, elle sera plus goûteuse, l’oignon blanc, l’ail frais et rosé, le poivron rouge, orange aussi, à la chair épaisse et croquante. On s’enivre de ces saveurs, parfums d’antan, de ces couleurs de plein été. Peuchère, ne pas oublier le persil, plat de préférence. Et un pot de basilic marseillais, si parfumé, le pistou tant aimé, valeur sure de la cuisine provençale.
L’après-midi, après un petit roupillon pour quelques paresseux, on se retrouve, on se presse dans la grande salle, on veut aider à toute force, parfois on se bouscule, on gêne, peu importe. On s’exclame, on a chaud, on boit à la régalade. Les hommes, faut hacher les viandes, bœuf, agneau, ajouter la chair à saucisse ; et mettre le rosé au frais, le prosecco qui bullera avec le sorbet ; et installer les tables, ajouter des chaises. En cuisine, ça lave, ça tronçonne, ça évide les légumes, pas besoin de les peler. Ça enfourne les légumes pour une première cuisson, qu’ils cuisent doucement avant d’être garnis… Moi, ce que j’aime par dessus tout, c’est préparer la farce, faire tremper la mie de pain dans le lait chaud, couper finement l’oignon, écraser l’ail, hacher le persil et les feuilles de blettes (elles viennent tout droit de mon jardin). C’est plonger mes mains dans le plat, jusqu’au poignet, pour mélanger, touiller, patouiller, goûter, rectifier, malaxer, goûter, ajouter un rien de sel, une pincée de fleur de thym, goûter encore, me lécher les doigts sans vergogne, ma langue happe les saveurs, cherche l’erreur, le petit rien qui manquerait… Ma grand-mère me surveille, je le sais, ma mère aussi, j’ai sorti son carnet de recettes, je reconnais son écriture élégante, encre violette, pleins et déliés, ce carnet un trésor, mon frère me l’a légué… Ah oui, j’allais oublier, il me faut ajouter les pulpes des légumes que les jeunes ont creusés, évidés et disposés dans des plats allant au four pour qu’ils s’amollissent. Et goûter encore, une pincée ou deux de poivre, du cumin ? J’hésite ? Non, pas de cumin dans la recette maternelle, donc pas de cumin. Je demande à Aurélie son avis, lui donne la becquée comme quand elle était pitchounette, juste une cuillerée, qu’en dis-tu? C’est super, mamie, onctueux, savoureux, faut que t’ajoutes l’œuf. Ah, oui, merci mon cœur. Et dis, Mamie, je peux garnir les légumes ? Bien sur, à toi de jouer. Et tu n’oublieras pas de saupoudrer les petits farcis d’un nuage de chapelure ; un filet d’huile, un rien de bouillon, au four, 200°. Tu le sais, ce carnet qui m’est précieux sera tien un jour, Aurélie. Tendresse. L’instant est solennel. Les effluves qui se répandent dans l’air sont puissantes et subtiles à la fois, parfums d’été, de tous les étés passés.
Autour de la table familiale, paix, joie, des rires, des confidences. Avec chaleur et gourmandise, sont dévorés les petits farcis, ils sont commentés par les convives, vraiment on s’en lèche les babines. Les enfants jouent. La soirée se prolonge sous le tilleul. Dans le ciel lumineux, des étoiles filantes, faisons un vœu, oui, retrouvons-nous ici l’année prochaine, ensemble pour savourer les petits farcis de Mamie.
Une belle joie et beaucoup d’émotion aussi Chrsitiane ! autour des farcis provencaux qui me rappellent tant de choses de mon enfance à Marseille ! Merci, belle journée!