« Il est des femmes qui naissent dans des pays qui n’existent pas. Langue absente, images défaillantes. » Le trou de la serrure, Branko Radicevic.
A la descente du train, elle marche tête baissée pour longer le quai. Elle évite les fenêtres. Les fenêtres, les vitres, les miroirs. Tout ce qui donne à voir son reflet. Blanche, tel un spectre. Et la fumée qui s’échappe de l’ailleurs. Parfois, des silhouettes informes se glissent entre l’intérieur et l’extérieur, entre la paroi et le reflet et il n’y a qu’elle qui les voit. En entrant dans le hall de la gare, elle croise rapidement son corps. Blanc fantôme. Non, c’est la neige collée à la vitre qui est blanche. Quand elle était enfant, il a neigé, une fois. Elle est descendue de son immeuble dans le parking, faire un bonhomme de neige avec son frère. Les quelques voyageurs se précipitent autour d’elle, sans la voir. Ils sortent et montent dans des voitures qui semblent les attendre. Elle, rien ne l’attend et elle n’attend rien. Elle a un café froid à la main. Le serveur dans le wagon-restaurant lui a mis trop de lait, du lait épais comme la neige dehors et il lui a dit avec un clin d’oeil complice « c’est comme ça qu’ils l’aiment, les gens d’ici. » Un clin d’oeil qui disait toi et moi on n’est pas d’ici. Alors on peut aller dans les toilettes, ou même ici, les gens ne nous voient pas, on ne sait rien d’eux alors on ne les intéresse pas. Mais sous la lumière blafarde des toilettes, il aurait pu voir sa peau transparente comme celle d’un fantôme alors elle a juste souri et elle n’a pas oser boire son café, encore. La ville est blanche. Elle passe la grande porte. Sous la neige qui lui monte aux genoux, peut-être il y a un monstre. Peut-être même deux monstres ! Le bonhomme de neige, les garçons du quartier l’ont détruit et elle a pleuré. Depuis, elle est pâle comme son gros corps, golem maladroit, qui n’a pas eu le temps de fondre. En face de la gare, sur un banc, il y a une femme caramel qui la regarde. Elle nomme les peaux pour ne pas nommer les lieux. Ici, ce n’est pas chez elle, même si elle croit rentrer à la maison. Les fantômes ils sont censés aller errer là où sont leurs souvenirs et il ne faut pas faire de bruit parce que dans la neige peut-être repose un des siens, auprès de ses frères flocons. Elle n’ose pas monter dans un taxi et parler et qu’on entende son accent à elle, qu’elle-même n’entend pas. Pour elle ce sont eux, qui ont un accent. La femme caramel là-bas, et les gens dans les voitures, et le serveur, et le souvenir et même son frère. Tout le monde a un accent sauf elle, parce qu’elle n’est qu’un fantôme. Et les fantômes ils hululent juste, tels des loups. Pour qu’on ne sache pas d’où ils viennent, qu’on n’entende pas leur accent, qu’on ne vienne pas contrôler leurs certificats de décès et les parquer dans des châteaux d’apatrides avec interdiction de retourner hanter une ville qui n’existe plus. Elle allume une cigarette et ses doigts gelés attrapent ses soupirs de fumée pour les empêcher d’aller empester la ville. La femme caramel la regarde. Elle a la chair brûlante.
« Comme des silhouettes, comme des ombres chinoises, qui courent inexorablement vers leurs morts » Avril brisé, Ismaël Kadaré
La nuit, entre minuit et cinq heures, la ville se tait. A minuit l’Eglise sonne douze coups. A cinq heures, les oiseaux chantent. Entre, le silence vient épaissir la ville. Ce ne sont pas les gens qui se taisent. Ca ne se tait jamais les gens la nuit, surtout si la ville se tait. Ca chuchote en jouant aux cartes, ça rôde en rasant les murs, ça lit dans une cuisine mal éclairée, ça observe derrière les rideaux, ça fait l’amour et ça vomit de la mauvaise vodka dans les toilettes mais ça ne se tait pas. Ca tente bien au contraire de contrer le silence de la ville. Car c’est bien la ville qui retient son souffle. Le parquet dans les immeubles cessent de grincer. Les noisettes sur les arbres cessent de tomber. Les rails du tramway cessent de siffler. La ville retient son souffle et doucement, en tourbillon, monte le vent du croisement des deux fleuves sous la grande forteresse. La forteresse écarte vivement ses grilles pour éviter le vent. Le mur de pierre derrière a laissé pousser de la mousse pour que la grille ne claque pas. Le vent entre dans la forteresse. Il traverse le dédale de tunnels, il se perd et se cogne contre les parois, va se perdre dans un vieux canon ou un donjon oublié où l’eau de pluie cesse un instant de goutter et remonte furieux par les égouts dans le vieux centre en briques où les statues se figent. Les grands-mères s’agitent dans leurs vieux appartements et ferment à tout va les volets, les fenêtres, les rideaux. Les enfants se cachent sous la couette pendant que le vent gronde et vient frapper sur les judas des demeures. Il brise parfois d’un éclat une fenêtre et on peut apercevoir un corps apeuré se précipiter sous la banquette, la main sur la bouche pour retenir son cri. Les oiseaux même se recroquevillent sous les cheminées en fer des toits. Si il vous attrape le vent, il vous emmène à la guerre. Sur un balcon délabré, un vieillard un peu fou l’attend, une pipe à la main.
« La patrie de l’écrivain, c’est sa langue. » Mémoires de Hongrie, Sandor Marai.
Le taxi roule velours, entre ciments décrépits et cicatrices de balles. A la radio, une vieille chanson française. Le chauffeur monte le son. Avant, il m’explique, avant les frontières, quand il était jeune et encore beau -et cette véritée oublié de tous sauf lui le fait sourire- cette chanson passait tout le temps à la radio. Il a embrassé des filles dessus. When it was still one country…
« I’m homesick », j’ai dit.
« Lucky you, a répondu le chauffeur. I’m countrysick. »
J’ai le mal de la maison. J’ai le mal du pays. A quel pays pense-t-on quand on le mal du pays ? Peut-on avoir le mal du pays quand quelque part notre pays nous attend ? Ou bien sommes-nous destinés à n’avoir que le mal de la maison quand d’autres, roulant en fredonnant, ont le mal d’un pays qui n’existe plus et qui se faisant, n’existe pas ? Peut-on manquer quelque chose qui n’existe pas ? Il me demande mon adresse. La lune nous suit.
Une belle expérience de lecture de votre texte dont je garde des couleurs, impressions et atmosphères à l’origine de nouveaux paysages intérieurs
Beau passage sur le silence, la ville et le vent, une belle idée que de suivre ce vent qui s’engouffre partout. Je suis moins sensible au premier paragraphe, peut-être un rythme trop rapide. Et sinon l’ambiance de ce premier paragraphe pourrait me fait penser à something useful de Pelin Esmer, si on en ralentissait un peu le rythme.