les mardis #10 | chercheuse de fragments

Si j’étais photographe, je serais chercheuse de fragments. Il faudrait à force à force exercer l’œil, affûter le regard, quitter le plan large, oublier le panorama, renoncer au grandiose, épouser le petit, accrocher le détail, faire lumière sur ce qui s’oublie. Et faire paysage. Il faudrait pour cela des heures et des heures de marche, yeux fermés, yeux ouverts, tenter des expériences comme faire quelques pas en fermant les yeux, marcher avec un casque sur les oreilles pour devenir sourd au bruit du monde, mais surtout, déambuler, yeux et oreilles grand ouverts, arpenter, capturer les bruits de la ville et de la forêt, sentir la respiration de la mer, absorber les gestes, les voix, saisir ces bouts de rien qui font monde. Smartphone en main. Maniable, discret, parfait pour la déambulation tout terrain. Mais si j’étais photographe, il faudrait m’équiper. Trouver l’appareil parfait. Dans tous les cas, rien de saurait remplacer l’œil et l’attention au bruit du monde.

Je ne suis pas photographe, mais je me console en imaginant la collecte. Bouts de monde, bouts de vie, bouts de réels cadrés pour des rapprochements inédits : grain de peau contre grain de mur ou nervures de feuilles, rougeur de la tôle contre bois fatigué, bout de ciel contre bout de mer, peau des arbres, matière contre matière, couleur contre couleur et la photographie serait texture…le spectateur voudrait la toucher comme on a parfois envie de caresser une statue.  

Prévoir la juxtaposition des fragments sur un grand mur dans l’espace public, offerts à tous les passants. Et dans des lieux publics partenaires, médiathèques, mairies, écoles, collèges, lycées, la reproduction des fragments pour que chacun puisse manier, toucher, choisir, agencer et faire monde, faire paysage nouveau, et les fragments démultiplieraient l’œil et le regard et l’œuvre à l’infini.

Chasser le fragment et le capturer. Et puis réinventer. Parce que le réel ne suffit pas.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

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