les mardis | #03 | Oui, je suis seul.

A cette heure-ci, il dort encore. Il s’est endormi tard, le soir il lit avec une lampe de poche sous le drap pour ne réveiller personne, ils sont trois dans la chambre. Un lit double, un lit simple, une table ronde, une chaise, une commode, deux armoires. Avant, quand il dormait dans la petite chambre, il s’endormait beaucoup plus tôt. Son lit était au milieu de la pièce, de chaque côté, deux petits lits en bois foncé avec des bords qui montent très haut. Une tapisserie à fleurs bleues, deux armoires, deux chevets. Il ne lisait qu’à la lumière du jour. Maintenant, au collège, il ne peut pas s’endormir sans lire le soir. Ce n’est pas qu’un problème de sommeil. C’est vital. Ne pas être mangé par le noir des secondes, le bruit du réveil, le bruit discret du réveil qu’il faut remonter pour qu’il sonne à l’heure le matin. Il n’aime que le bruit des pages, du papier qu’il faut tourner doucement, qui frémit à peine. A cette heure-ci, le sommeil est venu lui parler de l’oubli. Lorsque le réveil sonne, il est déjà bien plus tard, et il ne se souvient pas de ses premières pensées. Il s’habille vite, il fait son sac vite, il descend boire un bol de lait chaud, vite, les chaussures, la veste, un coup de peigne, il faut courir. Dans la rue, les voitures ne laissent aucun répit. C’est l’heure où les pendulaires vont au Luxembourg, où les usines sont déjà épuisées, où les mères ne restent jamais sans rien faire. La fumée des hauts fourneaux, elle est si blanche, pourtant dans le ciel, en hiver, à huit heures moins vingt, on la distingue à peine dans le ciel qui cherche une fissure vers le jour. Il faut courir car le bus passe à sept heures quarante- cinq, mais pas exactement, parfois avant, parfois après, et si je le loupe, impossible, ça voudrait dire être en retard au cours de français, à l’heure justement où le ciel s’éclaircit, où un vent léger caresse les feuilles des arbres de la cour, et où on lit, où on conjugue, où on analyse des phrases complexes, où on découvre des haïkus, Jules Supervielle, Le Grand Meaulnes, Les Fleurs du Mal, George Orwell, dans le silence. C’est l’heure de ce silence, qui ensuite, se fond dans le cours de latin, celui qu’il préfère, à 10h, après la récréation où il a avalé des biscuits secs au chocolat, dans la cour en bas. C’est l’heure où tout s’arrête : la proposition infinitive, les subordonnées conjonctives à l’indicatif, les emplois de l’adjectif verbal, De Viris illustribus urbis romae, les crises de la République, et il n’a pas encore découvert Ovide, ni Virgile, ce n’est que bien plus tard qu’il s’y engouffrera. C’est l’âge, où encore, la politique de Rome emplissait l’esprit, où midi arrivait bien trop vite avant d’avoir compris parfaitement un texte de Pline, et qu’il fallait courir au bus qui n’attendrait pas devant le collège plus de quelques minutes car il fallait faire rentrer les élèves pour manger à la maison. C’était le journal de treize heures, avec Yves Mourousi, regardé de bout en bout, et il fallait repartir. Les après-midi étaient plus nonchalantes, sans les nuances de l’aube, il rêvait. Il rêvait beaucoup. Quand l’heure arrivait du retour, parfois, il traînait, il rentrait à pied. Les soirées n’ont rien de gai. Le goûter, les devoirs, par fierté des exercices de math tous les jours, le dîner dans les cris, les colères injustes, ou les silences d’une tristesse qui ne se disait pas. Après, c’était l’heure de la télé, du feuilleton du soir, sur télé Luxembourg, surtout le mardi. Et après, après encore, les livres, la couverture lisse, le papier dans les doigts gelés en hiver. A cette heure-ci, non, il dort encore. C’est la première fois qu’il voit le soleil se lever si lentement par les fenêtres du train, par le hublot de la porte, dans l’attente, alors que tout ce silence ne pourra jamais exister en dehors de lui, à cause du bruit des rails et des secousses du wagon.

A cette heure-ci, il est déjà à l’usine, depuis vingt-deux heures. A vingt et une heure trente, il a pris son sac avec un sandwich et un thermos de café chaud, il a embrassé sa femme, et il n’ai pas parlé aux enfants, car que peuvent-ils comprendre. L’été, oui, à cette époque de l’année, il fait encore jour quand il part en scooter, et quand il ne fonctionne plus, à bicyclette. L’hiver, il fait déjà  noir depuis longtemps, et les fumées des hauts fourneaux, elles sont si blanches, qu’on dirait des nuages, au début, c’est à ça qu’il pensait, les fumées des hauts fourneaux, elles sont si blanches qu’on dirait des nuages. Le soir, il y a moins de circulation, il arrive juste à l’heure pour se changer et prendre son poste pour conduire les locotracteurs. Ils font presque le même bruit que le train ce matin. Un bruit qui t’emplit et ne te quitte plus. Son café dans le thermos est presque froid. La nuit, tu ne peux pas avoir une seconde d’inattention, parce qu’avec l’obscurité, tout devient étrange, surtout quand le brouillard se lève, alors. A cette heure-ci, il fixe les rails, pour ne pas s’endormir. Sa tenue est sale, mon bleu de travail. Il a des chaussures de sécurité et un casque. C’est obligatoire. A quoi il ressemble dans le noir ? Il boit du café tiède. A cette heure-ci, le wagon dort encore, on dirait que c’est l’aube, il s’est réveillé trop tôt, il a le sommeil déréglé. Le couloir est vide. 

“Oui, je suis seul.”

“Tu veux du café ? Il est encore tiède.”

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