Un seul texte en plusieurs qu’on lirait sans reprendre son souffle et à toute vitesse. Il s’agirait ici de balayer l’enfance de toutes ses poussières, lever le moindre doute, le regarder voleter et s’enfuir à travers les fenêtres grandes ouvertes. Ce serait comme sauter d’une image à une autre. Ce serait attendre la fin du livre pour avoir un tableau. D’une lecture à l’autre, on pourrait suivre plusieurs fils comme dans « les livres dont vous êtes le héros » qui auraient bercés son enfance. Jamais la même route pour atteindre le même lieu, celui où tout s’éclaire. Il y aurait quand même un fil conducteur et c’est elle qui le tiendrait bien serré dans sa pogne. Peut-être qu’elle choisirait Ariane comme nom de plume juste pour le clin d’œil et sans le dire à personne.
- Le chemin de la mère : la petite fille serait née pour enlever la mère à son triste destin. Réparer des générations d’injustices (ou peut-être l’injustice d’une seule génération après l’arrière grand-mère- peau- de- vache qui avait tellement serré la vis à ses garçons qu’ils se vengeaient sur leurs filles ?). Mais faisons comme si l’ampleur de la tâche était démesurée. La petite fille aurait l’intime conviction que cette histoire ne datait pas d’hier et que sa naissance à elle (on allait voir ce qu’on allait voir !) allait tout changer bien sûr, CQFD. Quand bien même aurait-elle voulu s’occuper d’autre chose qu’elle n’en aurait pas eu le loisir. La mère lui aurait susurré doucement aux oreilles ce que c’était d’être une femme si fragile, faible, malheureuse et sacrifiée. On pourrait même imaginer qu’elle n’aurait eu nul besoin de le lui susurrer tant elle lui en aurait montré d’exemples au fil des jours. La petite fille se serait embarquée sans broncher dans la mission : vivre plus fort, absorber les ondes de choc, la protéger, lui montrer qu’il y avait une possibilité quelque part de s’en sortir autrement qu’en s’astreignant à pâlir, disparaître, et mourir. Elle aurait espéré qu’une fois libérée, la mère aurait pu s’occuper d’elle et lui montrer ce que c’était d’être une femme. Elle aurait sûrement moins tâtonné. Pendant qu’elle aurait fait son devoir et serait allée au bout de sa mission, elle n’aurait pas eu beaucoup de temps pour cultiver sa propre part d’enfance. Ou alors à l’intérieur, en volant des images et le temps de les faire exister autrement, en accumulant des forces pour l’assaut final, celui qui viendrait des années après lui démontrer qu’il y a, après tout, d’innombrables manières de finir un chemin.
- Le chemin du père : le père de la petite fille serait resté un enfant tout-puissant. Un qui tape des pieds et tout est dit. Un dont le mutisme en dirait long et dont toute la famille connaîtrait les codes et les exigences sans qu’il n’ait jamais eu à les énoncer clairement. Un qui serait resté loin de l’émotionnel et tout près du factice. Ou plutôt dont les émotions déborderaient sans qu’il n’arrive jamais à les reconnaître ni à leur donner un nom. La petite fille en farfouillant un jour dans une vieille armoire, aurait déniché les carnets de voyages de quand il était jeune. Elle aurait lu, motivée par curiosité de comprendre enfin ce qu’il avait dans le ventre puis aurait refermé le cahier avec un trou au cœur : « Barcelone, 18 juillet 1964. Le ciel est nuageux. Il fait trente-huit degrés. Un orage en fin d’après-midi.» Le père de la petite fille aurait organisé sa vie pour la vivre tout seul même au milieu des siens. Sans que personne n’y trouve rien à redire. Ça, ce serait dans la surface des choses. Mais par-dessous, tout le monde se pousserait pour lui laisser de la place et on accepterait tacitement de respirer un peu moins pour ne pas risquer de le déranger. La petite fille aurait d’abord cherché la faille et le moyen qu’il s’intéresse enfin. Comme à son habitude, elle serait allée très loin. Aurait fini par comprendre que c’est à lui qu’il aurait fallu qu’il arrive quelque chose pour qu’il parvienne à changer. Elle aurait arrêté de compter sur lui, lui aurait imposé des limites qu’il n’aurait eu le droit de franchir sous aucun prétexte. N’aurait accepté aucun compromis, encore moins à la fin. Elle l’aurait tenue loin d’elle pour réussir juguler sa propre colère. Il n’aurait pas fait le poids, autrement. Se serait sentie orpheline quand même.
- Le chemin de la grand-mère paternelle: la grand-mère serait comme une histoire dans l’histoire. Un point de départ de la dramatique, une des explications au silence et le silence lui-même. La grand-mère serait à la fois un chemin chaud et tendre et une impitoyable adversaire. De celle que l’on ne peut combattre et qui vous désarme par sa méconnaissance d’être dans le roman. La grand-mère serait comme un paysage que l’on aurait décortiqué il y a longtemps. Un décor peint auquel on ne pourrait plus rien changer. Une vieille paire de savates confortables qu’on réenfilerait de temps en temps et pour laquelle on ferait volontairement abstraction des trous qui gêneraient pourtant la marche. Et dont on se dirait, soupirant, en les déposant près du vieux poêle : « Comment avais-je pu oublier qu’elles me blessaient à ce point les pieds ? ». La grand-mère apparaitrait parfois pour émailler l’histoire de vignettes tragi-comiques, en illustratrice des différents chemins que choisiraient de suivre les personnages.
- Le chemin du grand-père paternel : pour la petite fille, il serait le point de départ. Bien malgré lui, car il serait déjà mort au moment où tout commencerait. Ce serait d’ailleurs à cause de cette disparition que tout serait devenu si compliqué avec le père.
- Le chemin de la famille maternelle : ce serait une famille qui expliquerait tout mais pas avec des mots. La petite fille baignerait dans leur intolérance. Ce serait une famille qui n’aimerait pas la différence, ne prendrait pas soin les uns des autres et dans laquelle les filles compteraient moins que les garçons pour des raisons obscures que la petite fille essaierait d’élucider et de comprendre en démontrant avec des actes (elle aurait compris depuis longtemps à force de repas du dimanche, que les mots conduisaient aux conflits et qu’ensuite la mère se retrouvait anéantie et sans défense –car là non plus, il n’aurait pas fallu compter sur le père- sous les reproches des siens) la stupidité de ses croyances. Dans cette famille, il n’y aurait que des militaires et des femmes au foyer. Les hommes combattraient, les femmes materneraient. Il n’y aurait pas d’autre choix. Il y aurait quand même une grande maison pour l’été que la fillette aimerait passionnément et qui la consolerait des brimades du quotidien.
- Le chemin des autres, du monde, des amitiés : la petite fille se demanderait sans cesse comment elle avait fait pour naître là (et si vraiment c’était le cas…) mais elle ne trouverait pas d’explication même en fouillant minutieusement les tiroirs du bureau du père quand il avait le dos tourné. Peut-être qu’elle aurait de la chance, une curiosité ou une force insatiables qui l’aideraient à grandir quand même et à faire des rencontres importantes. Peut-être qu’à l’âge adulte, elle partirait se frotter au monde et respirer ailleurs. Peut-être qu’elle serait juste exceptionnellement obstinée ou complètement inconsciente. Il serait difficile de l’établir avec certitude. Peut-être que son habitude de suivre le hasard l’aurait conduite en des lieux où il était important qu’elle finisse par se retrouver.
- Le chemin des à-côtés : il y aurait quelquefois des bulles de douceur, des rires et du plaisir. Ce chemin-là ne parviendrait pas vraiment à s’imposer, à prendre le dessus sur les autres mais il resterait une possible consolation, un souffle, un répit dans la lecture. Ce serait comme un chemin de traverse que l’on pourrait emprunter quand on en aurait besoin. Un chemin secret où la petite fille aurait rangé, empilé, accumulé comme dans les livres de Claude Ponti, des pages secrètes, des fourre-tout, des poires pour la soif. Quelque chose qui conserverait de l’espoir dans une bouteille en verre poli à découvrir sous les amas, le bric à brac , les hypothèses.
- Le chemin du mensonge : la petite fille aurait tout imaginé. La mère ne lui aurait jamais demandé de la sauver, le père aurait fait comme il pouvait, la grand-mère aurait simplement été d’un autre âge, la mort du grand-père aurait tellement terrifié la petite qu’elle en aurait inventé sa vie entière, la famille maternelle aurait été la même que des centaines d’autres pour lesquelles il n’y aurait rien eu à dire de particulier, et la petite fille qui n’aurait toujours voulu en faire qu’à sa tête, aurait perdu énormément de temps à se trouver.
- Le chemin du livre qui n’existera jamais : en même temps que l’on suivrait tous les chemins, on se retrouverait face au découragement de la narratrice qui, à force de vouloir tout embrasser, finirait par se rendre à l’évidence : l’ampleur de la mission égalant celle de la petite fille voulant sauver sa mère, il se pourrait bien qu’elle ne parvienne jamais à écrire complètement ni définitivement cette histoire. On assisterait alors à l’écriture de chemins dans les chemins après avoir assisté au dépiautage de chacun qui aurait conduit à d’autres et ainsi de suite jusqu’à la perte complète du sens commun ou l’apparition d’une folie furieuse : comment un livre raconterait l’histoire d’un livre qui ne s’écrirait pas tout en en écrivant plein d’autres.
Merci pour toutes ces hypothèses, ça donne terriblement envie de le lire, ce livre multiple qui s’ouvre à tant de possibles.