Sous un ciel laiteux, dont l’aveuglante luminosité vibre d’infimes ondulations enveloppantes à travers lesquelles se dessine timidement de minuscules dunes, rappelant le souvenir d’une plage argentée de sable ridé à marée basse, des nuages pommelés de légères oscillations grises aux reflets bleutés s’éloignent en rouleaux à l’horizon où se mêlent harmonieusement couches blanches et grises et bleues. Il fait froid cet après-midi, mais la lumière de ce jour de janvier vient chauffer de ces couleurs automnales la pente qui dévale en douceur. La vigne, taillée quelques jours plus tôt, est entrée en période de repos végétatif, ses pieds noueux et secs, se perdent dans le fouillis des herbes folles dont le vert surprend en cette saison. Les arbres gardent encore de nombreuses feuilles accrochées à leurs branches qui s’agitent dans une lumière poudrée d’or. L’automne a séché leurs feuilles sur place, les cuisant sans les faire tomber. Le vent en viendra à bout en ce début d’année.
Rarement le ciel est aussi bleu. Un bleu acéré, cinglant. Un bleu azur. La pollution ou les brumes de chaleur viennent souvent ternir sa couleur franche pour y jeter un faux voile de pudeur. Mais dans cette franche lumière ciselée de l’été, le ciel se détache et renforce toutes les autres couleurs de la ville. Au premier plan, l’emboîtement des architectures modernes comme un jeu de construction pour enfants dont les volumes semblent dialoguer de part et d’autres et dont les murs uniformément blancs attirent la lumière. Au centre de la vallée qui s’évase devant nous, un bouquet d’arbres au feuillage d’un vert vif, vient souligner la butte Montmartre qui s’élève en face avec le le Sacré-Cœur à son sommet. Ceux qui ont planifié cette construction en 1873 sont justement ceux qui ont écrasé la Commune de Paris. Et ce n’est pas un hasard s’ils ont choisi comme emplacement l’un des lieux, Montmartre, où avec Belleville et Ménilmontant, une part importante de la bataille a marqué historiquement le début de la Commune, le 18 mars 1871. L’odeur de goudron chaud se mêle au parfum des rosiers blancs qui recouvre désormais l’immense majorité de la grille de fer forgé peinte en blanc en clôture de ce jardin.
L’air est gonflé d’humidité et de chlorophylle. Au petit matin, lorsque le soleil est levé mais demeure invisible, caché sous un ciel trop bas, incertain, dont la luminosité transparaît de force dans l’aveuglant voile de son drap blanc, on ne peut qu’imaginer le paysage quelques heures plus tard, lorsque le soleil finira par percer et trouer ce mur impassible. Mais à cette heure encore, l’horizon se dissout dans l’air brumeux. Le premier plan du jardin, avec ses pieds de vignes tortueux aux feuilles naissantes, aux bords dentelés, dont la couleur verte s’accorde vivement à celle de l’herbe qui pousse à ses pieds ainsi qu’à celles des feuilles des platanes dont le tronc et les branches disparaissent en contrebas sous ce vert invincible, se décline en mode monochrome. Les fils de fer qui relient les pieux dont le bois encore intact indique qu’ils ont été enfoncés récemment dans la terre pour accompagner la pousse de la vigne plantée en pente douce et paliers successifs, dessinent une partition encore hésitante qui attend les premières notes de l’automne pour faire entendre sa musique.
Depuis plusieurs heures, la course des nuages qui s’enroulaient les uns autour des autres dans le ciel couvert, s’étirant en une immense torsade sans fin aux subtiles nuances de gris, annonçait avec son grondement lointain, ses roulements de tambour grandissant, l’imminence d’une pluie d’orage. Des signes qui ne trompent pas. L’air était lourd, irrespirable, le vent commençait à souffler plus intensément depuis quelques minutes. Les oiseaux s’envolaient en tous sens en poussant des cris effarés. Les premières gouttes de pluie sont tombées sur le trottoir gris laissant leurs taches sombres creuser des trous épars dans le bitume. Une odeur de pétrichor montait à nos narines. Le rideau s’était baissé soudainement sur le paysage. Avec fracas. Au loin, la butte disparut en un éclair. Les couleurs de la végétation s’effacèrent instantanément dans un gris uniforme. Les immeubles s’écroulèrent sur eux-mêmes. Le bruit des gouttes de pluie dont la modulation des fréquences variait en fonction du vent, nous berçait de ses clapotements tandis que notre cerveau y percevait comme des caresses, car notre corps, qui garde secrètement enfoui en lui l’empreinte immémoriale de la nature, acceptait enfin d’en accueillir l’écho profond et de revenir trempé à la maison.
La nuit est l’envers de l’endroit vu le jour. Tous nos repères disparaissent. Des signaux inattendus, inédits, attirent notre regard ébahi, des éclairs lumineux nous distraient. Fascination des flammes qui scintillent dans l’église. Du ciel constellé des multiples points lumineux des étoiles dont les projections sur la voûte céleste sont suffisamment proches pour que nous les relions par des lignes imaginaires qui décrivent un voyage terminé depuis si longtemps qui trahit l’annonce de leur disparition. Les habitants qu’on oublie dans la journée, perdus dans l’uniformité des immeubles qui les hébergent, la répétition lassante des architectures qui les abritent et les protègent. Le volume de la vallée s’estompe au profit du plan. Les distances se réduisent à vol d’oiseau. C’est une carte qu’on consulte désormais pareille à ces vieux plans du métropolitain où, pour connaître le chemin à suivre, la direction à prendre, il suffisait d’appuyer sur un bouton métallique afin de faire apparaître sur le tableau des lignes du métro, le dessin de notre itinéraire. Perspectives de rencontres, d’échanges, de contacts. Lignes de vie, lignes de chance. Une projection imaginaire. Dans le creux de sa main.
Ton écriture nous emmène dans ces paysages-temps avec une belle richesse du verbe. J’aime ton rythme, imperturbable.
Merci beaucoup Jean-Luc. De mon côté, je sors tout juste d’une belle exploration entre forêt et garrigue. J’aime ces traverses de l’atelier qui réunissent nos paysages à travers le temps.
J’aime la précision du texte et la beauté de certaines images («le drap» de l’aube).
Merci beaucoup Emmanuel, je suis très touché.