La nuit dernière, j’ai rêvé que je rêvais. Je dormais et, bien installé dans mon rêve, j’ai rêvé que je dormais et que je rêvais. Je fais ce genre de rêve de rêves avant un départ vers l’ailleurs. Un peu comme si je faisais le ménage à fond dans ma tête, je range, je passe le balai et la serpillère dans toutes les pièces, j’ouvre les placards pour nettoyer dedans, j’ouvre les boites dans les placards, je nettoie ce qu’il y a dans les boites. Comme les matriochki en bois de tilleul qu’on peut trouver derrière le Kremlin sur le marché d’Izmailovsky. Y a-t-il encore de ces poupées qui s’emboitent aujourd’hui à Moscou ? Des bombes gigognes pour une guerre qui n’en finit pas. Je me pose la question dans mon rêve de rêve mais celle-ci ne fait que m’effleurer, elle repart aussi vite qu’elle était arrivée. D’autres questions flottent dans l’air, comme des petits nuages, ou plutôt des grains de poussière venus me rendre visite pendant que je fais le ménage. Dans un rayon de soleil qui perce par la fenêtre, je les vois suspendus en l’air, hésitants au moindre souffle du moindre courant d’air. Ce sont des univers, ce sont des mondes. Dans ces mondes, se trouvent des planètes sur lesquelles vivent des êtres nourris de pensées et de rêves. Il y en a un, je le vois, il dort et il rêve qu’il rêve. Je ne sais pas s’il parle russe, je ne connais pas le russe. Il me regarde et évoque son voyage. Je ne comprends pas ce qu’il dit, je sais juste qu’il me parle de son voyage. Et puis son monde s’envole. Le grain de poussière file devant mes yeux, cet univers part en voyage en emportant ce petit être qui rêve qu’il rêve de son voyage. Je remets les poupées gigognes les unes dans les autres mais je ne rêve pas. Je me dis qu’en rêvant, je fais un écart avec la réalité, juste un pas de côté. En rêvant que je rêve, je fais un nouvel écart, un nouveau pas qui me replace dans la position initiale. Je ne rêve pas, je suis dans la réalité. J’ai fini mon ménage, je me réveille dans mon rêve puis je me réveille dans la réalité. Juste à l’heure pour sauter dans un bus et filer à l’aéroport.
La nuit dernière, je n’ai pas rêvé. Je n’ai pas dormi et je n’ai pas rêvé. Ou plutôt, je n’ai pas assez dormi pour rêver. Ou trop mal. Je n’ai pas rêvé mais j’ai rencontré mes fantômes. Je les connais bien mes fantômes, ils sont de sortie chaque fois que je m’apprête à partir en voyage. Ils s’extirpent de l’ombre et font la fête la nuit précédant mon départ. Ils adorent quand je me prépare pour un voyage. Les nuits d’avant, déjà, ils pointent le bout de leur ectoplasme pour tâter le terrain, pour sonder l’état de mes inquiétudes. Je les soupçonne de se retrouver durant la journée pour mettre au point le programme des festivités. Billets, passeport, vaccins, pognon, horaires. Autant de musiques que je connais par coeur, de refrains familiers que les fantômes enivrés entonnent en dansant joyeusement dans le décor de mon anxiété. Dans le ciel étoilé, éclate le feu d’artifice des « si », si je loupais l’avion, si je me perdais, si je ne comprenais pas, si tout était contre moi. Quelques uns de mes démons ont répondu à l’invitation des fantômes. Le visage démesuré de mon père rouge de colère me hurle à la face qu’il ne peut pas me faire confiance. La pluie automnale me pleure dessus à l’enterrement de ma mère, elle qui n’a jamais cessé de rêver de voyages. Le vide de la solitude froide m’embrasse et m’entraîne dans les tréfonds d’une cave humide où tapissent mes cauchemars. Tout bien considéré, je suis peut-être en train de rêver. Je rêve que je dois partir et toutes les défenses de mon être profitent de cette faille de l’inconnu pour irriguer mon cerveau de pensées noires. Alors, je colmate. Épuisés, les fantômes titubent et s’affalent dans les jardins de mon esprit. Puis, je redonne des couleurs d’arc-en-ciel à mon rêve d’ailleurs. J’entends le réveil qui sonne mais il ne me réveille pas. Il me sort de cette torpeur qui m’habite et dont j’ignore si elle appartient au domaine des rêves. Je m’habille et je vérifie : billets, passeport, vaccins, pognon, horaires. Juste à l’heure pour sauter dans un bus et filer à l’aéroport.
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Magnifiques ces deux textes, partant d’une même prémisse et arrivant à une même fin, et pourtant le « voyage » entre les deux est si différent. Le rêve du rêve nous emporte vers un monde hallucinant, l’insomnie n’est pas fiable non plus, alors, entre réel et imaginaire, impossible de distinguer. Merci, Jean-Luc !
Merci Helena. J’ai eu l’impression d’un peu me perdre, alors j’ai utilisé les débuts et fins de ces deux textes comme des balises. Merci encore de ton passage.
Quel plaisir de lire ces textes où se côtoient fantômes et grains de poussière ! J’en aime beaucoup le rythme, la danse des mots, tant pis si quelques perturbations plombent le cerveau du voyageur. Merci
Merci Pascale. C’est vrai que j’associe la notion de voyage à une musique avec un certain rythme. Merci.
des pas de coté oui, dans ses rêves de rêves. Un humour très léger parmi ces ectoplasmes.
Merci Simone. Je te confirme que mes fantômes ne font pas peur et ont l’humeur plutôt légère..
oui bien sûr « rêver que je rêvais », une façon de s’en sortir !
rêver dans le rêve de ce voyage à venir…
mais ici, ce contraste saisissant entre tes poussières planètes lumineuses et les fantômes titubant et surtout le visage furieux de ton père qui m’a saisie d’un coup…
et dans les deux cas, le personnage finit par se réveiller et par prendre le bus pour l’aéroport… ouf !!
plaisir de ce grain de poussière
mais plaisir de retrouver aussi le pas assez dormi pour rêver, les si, la solitude froide (d’autant que c’est un rite d’où l’heure de départ nous tire)
Enchantée par ces deux textes, le réel dans le rêve, le rêve dans le réel, on navigue de l’un à l’autre sur un bateau de poésie, où se rencontrent aussi les souvenirs pour finalement filer à l’aéroport pour le départ. J’aime beaucoup. Merci Jean-Luc
Un régal comme d’habitude ! entre superpositions, puzzle dont les pièces éparpillées viennent s’emboiter habilement. Et puis faire appel au monde merveilleux des petits bonhommes imaginaires qui peuplent nos vies, moi ça me parle !