De l’autre côté du miroir.
Faire la course contre le train ; elles l’emportent toutes. Il est facile de gagner. Il suffit de descendre d’un coup la colline. Le train disparaît. En-dessous, au-delà de la ligne franchie, aucun croisement avec une voie ferrée. La gare n’existe que dans un souvenir ; celui d’un monde en guerre. Il n’y a donc pas d’arrivée, il n’y a jamais eu de départ. Penser la région comme une côte que la mer vient lécher à intervalles réguliers. Elles s’imaginent emportées ici par des marées bienveillantes. Unies. Promesses de toujours se retrouver. L’une d’entre elle a déjà le doux accent du Devon. Un accent attrapé comme on attrape une fièvre. C’est elle qui guide les autres dans leurs jeux.
Un été, sursaut en entendant le sifflet du train. Elle réalise qu’elle vient d’avoir vingt ans. L’enfance est loin. La lande n’a plus rien d’infinie. Par là-bas, les poneys noirs. Par ici, l’ail sauvage. Et derrière, bien caché, il y a le champ de muguets. Ne se souvient plus. Elle reprend le chemin, elle hâte le pas. Les oiseaux semblent les mêmes. L’avertie entend les subtilités des gazouillis. Les filets bourrés de graines, attachés aux branches avec des bouts de corde. Y poser la langue. Goût du sel. Le port n’est pas loin à pied. Elle se croit en terre connue. Bien en peine de nommer les vallons qui l’entourent. Connaître intimement. Forme rocher. Ondulation de l’herbe. Attention du détail. Se reconnaître dans les riens. Une connaissance pratique des choses du quotidien. Prend chemin, peine à s’y glisser. Vents contraires disputent le passage. Emportent rires d’une enfance qui passe. Voiture sur route, sous chemin caché. Miroitement entre les arbres. Apercevoir un fantôme. Se souvient, n’y croit plus. Presser le pas. Bottes effacent empreintes d’enfants. Insecte cesse son vol. Une feuille le recouvre. Sépulture digne. Elle se divise comme la lumière entre les feuilles. Se laisse envahir.
Le vent se charge. Le vent se charge de transmettre des odeurs d’êtres vivants aux autres. Lentement, des châteaux de feuilles sont engloutis. Le brouillard provoque l’automne. Tout est mou, gorgé d’eau. Des feuilles rouge sang. Sang bat les tempes, résonne dans le crâne, l’esprit coule comme sève. Les pas écrasent les mondes. C’est comme ça. La nature n’éprouve pas de rancune. Les pieds se cognent contre racines. Pas la moindre conséquence. Et le corps des femmes se redresse ensemble. Elles brûlent des feuilles mortes. Si l’une a soif, elle boit la rivière. Si l’une a une crampe, elle va jusqu’au champ courser les pies. Si l’une éprouve quelque vertige, elle se repose contre un tronc. Si l’une pense à son sol natal, elle lève la tête pour retrouver un nuage familier. Détruire, jamais, parfois frissonnent. Nouvel air, baiser d’amour. Sommeil, lit de fougères. Faim, poignée de noisettes. Souvent dansent autour d’un feu. Vivre plus fort que la veille. Parfois, elles aussi ont des oublis et ne fonctionnent que par habitude. Les paysages où s’exécutent une même volonté. Ici oublier les drames intérieurs.
Sentir une haleine familière dans le cou, quelqu’un respire tout près. En contrebas du vallon, ici que l’on perd son souffle. Les fumées flottent dans l’air. Les êtres de passage condamnés à la gravité terrestre. Bouton trouvé au sol. Brille dans la terre. Glisse dans poche. Il n’y a pas de petites économies. Des oiseaux apeurés s’envolent. Entendre leurs ailes frapper le brouillard. Font tourner la tête. Le soleil réapparait un peu. Il semble reprendre sa force. Chauffe le cuir chevelu, peau. Quand soleil enflamme cheveux. Deviens une héroïne. Être choisie par soleil. Alors une odeur ressort de tout cela. Un parfum nouveau, qu’elle reconnaît malgré tout. Ne se l’explique pas. Mettre des mots sur les parfums ? Dire le sucre. Le boisé et les épices. Inspire. Elle palpe le vent, imagine saisir flacons. Les odeurs s’y glissent. Imaginer une collecte des odeurs. Dans des flacons vide, le vent souffle. Flacons-souvenirs à ramener à la maison. Il faut pouvoir l’étudier. Faire fonctionner mémoire endormie.
Elle redescend la butte. Traverse couloirs de fleurs. Croire entendre des voix dans le silence, c’est commun. Elle divague entre le réel et l’envie. Miroir entre les branches. Pas de belles paroles, outil pour écarter les oiseaux. Peut-être l’objet d’un pari ou l’œuvre d’un artiste. Dans la glace, les visages s’emmêlent. Elle sourit à un reflet. Le sourire indique parfois l’intention, la bouche est trouble. Lui est atteint d’un trouble qui brouillent les visages. Et la courbe du nez, et l’ombre des cils. Tout cela ne dit rien. Ils sont plus de trois. Dans le miroir, les deux côtés d’un même monde. Parmi eux, seul un visage laisse deviner une âme.
… le rythme emplit la tête, j’aime beaucoup.
Tant mieux ? Merci !
Tout frémit. Emouvant. Tout est beau.
Merci Louise, j’aime l’idée du frémissement des mots.
Chaque phrase est une réponse à la précédente. C’est vraiment très bien écrit. Cela me touche particulièrement
Touchée de ses échos-réponses que vous avez perçu Emmanuel !
Délicat et subtil, empli de détails émouvants, de sensations. Bravo.
Merci de votre passage par ici Claire !
Rétroliens : #L5 | Remous et renversement – Tiers Livre, explorations écriture