C’est le jour des courses, ma seule sortie de la semaine depuis le début du confinement. J’ai abandonné le supermarché pour ne pas avoir à faire la queue à l’extérieur avant de pouvoir y entrer. Je ne vais plus qu’au magasin bio, d’ordinaire peu fréquenté, à côté de chez moi. J’y vais à l’heure du déjeuner pour éviter d’y croiser trop de monde, c’est de toute façon ma stratégie habituelle : je déteste la foule. Selon les jours il y a plus ou moins de clients, mais cela reste supportable. Aujourd’hui c’est calme, moins de dix personnes circulent dans les larges allées, je ne risque pas de me sentir oppressée. Certains portent des masques, verts ou blancs pour la plupart. Un couple âgé vient d’entrer, visages masqués. Lui, légèrement voûté et enrobé, elle sèche, longiligne, regard perçant, aux aguets. Il traîne des pieds. Elle s’active autour des fruits et légumes qu’elle choisit avec minutie avant de les poser brusquement sur la balance. Son attitude raide et le regard de défiance projeté autour d’elle impose d’emblée de respecter la nouvelle norme dite de « distanciation sociale » sous peine de devoir subir ses foudres. Pour ma part je ne me risquerais surtout pas à l’approcher, mais ne peux m’empêcher de l’observer de loin. Sous son masque j’imagine sa bouche pincée aux lèvres parcimonieuses, tellement minces qu’elles semblent inexistantes ; ses lèvres à lui doivent être plus charnues, tombantes et presque toujours entrouvertes. Tiens d’ailleurs, il tripote son masque, semble vouloir l’enlever. Elle le mitraille du regard, il se détourne, fait semblant de chercher quelque chose parmi les céréales et fruits secs en vrac. Peut-être me rappellent-ils le couple de mes parents, cet attelage improbable, dont personne ne comprend comment il ne s’est pas encore désagrégé, mais qui poursuit sa trajectoire, lancé à grande vitesse, roulant droit vers la catastrophe sans jamais pouvoir s’arrêter. Épouvantée, mais fascinée par l’imminence de la déflagration, je reste hypnotisée par cet abominable spectacle. Madame envoie son mari chercher des biscottes pendant qu’elle pèse ses salsifis. Il traîne sa démarche lasse jusqu’au présentoir, hésite devant la diversité de l’offre, revient avec un paquet qui ne convient pas. Elle s’énerve et y retourne elle-même tout en l’accablant de reproches. Sans les entendre, je les devine, je les connais encore par cœur ces crachats venimeux si familiers. Je suis du regard le couple infernal. Le voilà maintenant au rayon frais : elle est vraisemblablement végan, il louche sur les saucisses. Elle sélectionne quelques yaourts au soja tout en le rabrouant sur un ton cassant tu sais bien ce que le médecin a dit…. Il renonce, piteux. Un instant je la sens tentée de lui accorder quand même sa friandise, ne serait-ce que pour hâter sa fin. Leur pas de deux navrant m’exaspère maintenant, je m’éloigne pour explorer d’autres allées plus tranquilles, mais les retrouve peu après, devant moi à la caisse. Pendant qu’elle range ses articles avec soin, lui, bras ballants, louche encore, mais cette fois sur la caissière, dont le visage masqué reste indéchiffrable. Il s’anime, lui fait carrément du gringue, tandis que sa moitié enrage. Elle ne dit rien pourtant, seuls ses gestes saccadés pour enfourner ses achats dans son grand cabas vert trahissent sa colère. Monsieur s’est redressé, tout sourire en tendant fièrement sa carte bleue, soudain virilisé par le brandissement de ce minuscule attribut en plastique. Rentrée chez eux, elle lavera ses légumes avec le même acharnement opiniâtre qu’elle a mis à le dénigrer ces trente dernières années, pendant qu’il lira son journal confortablement enfoncé dans le canapé du salon de leur grande maison vide. Les enfants sont partis depuis longtemps, dispersés aux quatre coin du monde. Ils donnent peu de nouvelles. Elle s’étourdit avec du bénévolat, ça fait tellement de bien de s’occuper de plus malheureux que soi, d’arrêter, quelques heures par semaine, de penser à sa propre vie. Le soir, elle lit des romans policiers et s’imagine en assassin et lui en victime d’un crime parfait qui la débarrasse enfin du poids d’un mariage raté et d’avoir à sauvegarder les apparences. Mais le lendemain elle le houspille pour qu’il surveille sa tension et ne rate pas ses rendez-vous médicaux. Finalement elle sait qu’elle a le temps pour elle, elle a souvent fait le calcul : entre ses 8 ans de moins que lui et l’espérance de vie des femmes plus élevée de 6 ans, elle se dit qu’elle devrait pouvoir bénéficier de quatorze bonnes années de tranquillité. Une retraite bien méritée en quelques sortes. Pourtant elle mourra la première, de ses aigreurs, de ses regrets, de son incapacité à se libérer. Une mort propre et sèche comme elle, une crise cardiaque fatale, un soir, alors qu’elle sert la soupe à son bonhomme qui ne s’en remettra pas. Incapable de vivre sans elle, il mourra quelques mois plus tard.