Sur le lit où on l’a transportée et où elle gît cuisses ouvertes Helena pense « j’y suis, c’est cela, c’est le moment, c’est maintenant, je ne vais jamais y arriver ». Elle geint, elle hurle, elle se laisse faire, s’abandonne à la volonté des autres, n’a aucune idée de ce qu’elle pourrait faire pour souffrir moins. Ce n’est plus son corps, elle ne reconnaît rien de ce qui pousse en elle désespérément, hors de son pouvoir. Elle n’y arrivera jamais, ça la déchire, ça la détruit. Elle pense qu’elle doit être toute rouge, défaite, son visage de vaisseaux éclatés, ses cuisses forcées, son ventre déformé. Jamais plus elle n’osera se montrer, s’habiller, aller danser. Elle sera devenue laide, repoussante, détruite. C’est trop injuste. Tout est injuste ; Elle n’a jamais voulu ça. Pas comme ça, pas si vite, pas si jeune, pas avec lui. Une femme lui prend la main et lui caresse le front en lui disant qu’elle y est presque, que c’est bientôt fini, qu’il va falloir maintenant pousser très fort. Elle sent la sueur qui la recouvre et qui poisse sous la main de l’inconnue. Elle n’y arrivera pas. Pousser encore à se déchirer, à faire exploser toutes les fibres de son corps. Jamais. Jamais. Elle ne veut pas. Elle voudrait que ça s’arrête maintenant, tout de suite. Elle hurle, se débat. Elle voudrait s’évanouir, ne plus rien sentir, mourir apaisée, fraîche et belle. Elle voudrait tant garder sa beauté quand toute cette violence la détruit insupportablement. A chacun de ses hurlements, c’est sa voix qui se casse, ses lèvres qui se craquellent, sa peau qui explose. Ses cheveux sont trempés. Elle demande un miroir. On le lui refuse. Puis on le lui tend et elle le repousse. Elle voudrait qu’on la laisse. Elle voudrait qu’on la berce. Elle n’y arrivera pas. Elle voudrait mourir. On la relève, on la soutient, on la fait marcher, on l’allonge à nouveau. Elle sent que la femme près d’elle n’est plus aussi confiante. Si vous ne poussez pas, il faudra mettre les fers. On n’y arrivera jamais autrement.
Des fers Xao en a porté jusqu’à la mort du capitaine. C’est après qu’il a été nommé second et qu’on lui a permis de piloter le navire. Le colon est toujours rude avec lui, mais il y a du respect dans sa voix. Tellement perdu à la mort du capitaine qu’il avait engagé ! Ne sait rien de la mer, ni de la terre d’ailleurs. Un gamin prétentieux et rêveur qui ne sait rien de la vie et combien elle peut être terrible. Qui ne se soucie de personne que de lui, du bateau et de la cargaison comme il appelle les hommes qu’il transporte. Qui n’a pas appris un mot de chinois et se moque quand lui Xao prononce les quelques mots de français qu’il connaît. Si lui le second n’était pas là, la mer et les hommes auraient déjà eu raison de lui. Par le fond, il dormirait avec son bateau et tout ce qu’il transporte. Un être sans mesure, livré à ses appétits et à ses illusions. Il faut voir comme il court vers les boucaniers sur le rivage à peine accosté. Ce n’est pas de cette étoffe qu’on fait les vainqueurs. Il faut plus de patience, plus de réserve, plus de retenue. Lui aussi a faim et soif, mais il se retient.
Cela fait des jours que Charles-Henri ne mange plus. Il ne peut rien avaler. Ils n’ont presque plus de semoule pour faire des galettes et il n’en peut plus de ces plantes étranges qu’on lui prépare sous la cendre, de cette viande capiai qui le dégoûte et de ses fruits qui lui tordent les intestins. Son ventre est gonflé, sa mine jaune. La pluie ne cesse pas depuis des semaines qui a emporté les cabanes qu’il avait construites. Les boeufs ont de l’eau jusqu’au poitrail et se font parfois attaquer par les caïmans. Au début, il a cru à une indigestion qui la fait vomir et se vider de tout ce qu’il avalait. Le jeune la calmé, mais il n’arrive plus à se vider et son ventre gonflé est dur. On lui a donné des décoctions amères, des lavements doux. Rien n’y fait. Il a encore de l’alcool et c’est la seule nourriture qui l’apaise. Il pense maintenant que c’est la fièvre, une fièvre mortelle qui va l’emporter si son beau-frère n’arrive pas très vite. Il a peur maintenant, de la forêt, de ceux qui sont avec lui ces demi-sauvages qui veillent près de son hamac, mais ne travaillent plus, des bêtes qui le guettent dans la nuit quand tous les feux sont éteints. Il y en a partout, des rampantes, des volantes, des sournoises, des agressives, des silencieuses, des grondantes qui toutes attendent la nuit.
Cette nuit l’oppresse. Mathilde sent le malheur arriver. Tout était si parfait pourtant depuis la fin de la guerre qui n’avait pas endeuillé la famille, à peine frôlée avec la mort d’un lointain cousin. Cette jolie propriété qui lui vient de son père où ils passaient tous les étés. Son fils et sa fille, des enfants, puis de jeunes gens si bien plantés, rayonnants et pleins de rêves et de promesses. Ce fils du médecin du village, bien élevé, qu’on invitait si souvent qu’il lui était devenu comme un troisième enfant. Tout était si serein dans les verts paysages et les gras pacages de leurs métairies. Que s’est-il passé pour qu’il s’entiche de l’idée de faire fortune de l’autre côté de l’atlantique ? C’est là que tout a commencé. Elle aimait pourtant ses lettres si rares pleines de merveilleuses descriptions de ce paradis sur terre qu’il avait trouvé où la végétation était luxuriante, l’eau abondante et le soleil et la chaleur si propices à une agriculture exceptionnelle. Ce sont ces lettres qui ont mis le feu dans la tête du fils du médecin. Il irait lui aussi. Sa fille est tombée sous les charmes du jeune homme et des récits de son frère. Elle s’embarquerait aussi. Elle se voyait déjà en tenues coloniales, chapeaux immenses et voiles légers organisant des réceptions et enseignant aux petits enfants l’écriture et l’amour du Bon Dieu. Pourquoi avaient-ils choisi d’aller si vite ? Il avait fallu les marier, enceinte elle n’avait pu l’accompagner et il avait pris la mer pour rejoindre seul son beau-frère. Elle viendrait plus tard. Ce soir elle sent comme un poids, une appréhension de celles qui empêchent les mères de dormir. Elle n’a reçu aucune mauvaise nouvelle, mais pas de bonnes non plus. Sa fille n’est pas si loin. Enceinte et pas loin d’accoucher, elle a voulu profiter d’une dernière invitation à Vichy. Comment empêcher aujourd’hui une jeune femme de s’amuser d’écouter de la musique sous les frondaisons, de danse r et de séduire ? Elle aurait tant aimé elle-même vivre cette vie-là, la vie qui s’annonce désormais plus aventureuse et plus libre.
Libre, elle l’est enfin, Claudette qui tient le magasin de chaussures Bata de Cayenne. Une chance inespérée cette proposition pour la petite auvergnate qui n’avait jamais rien vu du monde, espérait tout juste devenir un jour institutrice et postière pour sortir de la ferme familiale et qui se retrouve là chaque soir à aller voir sur la jetée les ibis rouges revenir à leur dortoir avant de traîner parmi les belles dames et les beaux messieurs de la place des palmistes. Un petit village charmant, où tout le monde se connaît, un petit coin de France sous les tropiques où elle est quelque chose comme gérante du magasin des chaussures Bata. C’est une jeune veuve qu’on courtise et qui pense que la vie n’a jamais été si belle. A peine mariée, déjà veuve de guerre, une maigre pension mais la vie devant soi.
un monde se tisse, les images se répondent, un regard en arrière comme on tourne une page, et on est dedans,
merci Catherine.