autobiographies #13 | les chutes d’Iguaçu

Sa voix à elle dans ta chambre à toi au bout du monde. C’est bien avant le smartphone, les appels par wifi. Je suis passée par le standard de l’hôtel avec mes quelques mots de portugais, j’ai demandé ta chambre dans l’hôtel où tu m’avais dit que je pourrais te joindre, le seul du voyage avant la promenade aux chutes d’Iguaçu. « Pourquoi c’est elle qui répond ? Pourquoi m’as-tu justement donné ce numéro, l’unique en trois semaines de voyage ? Quelle heure est-il là-bas ? Pourquoi ne veux-tu pas que j’aille te chercher à l’aéroport ? » Tu n’es pas clair, pas bavard. Ça coûte cher de parler longtemps. Je comprends. Il y a mille raisons pour qu’elle soit dans ta chambre, mais je sais. Je comprends tout, je refais le film de votre départ, la photo que j’ai prise de vous passant la porte de la zone d’embarquement. Je comprends. Tu me trompes. Tu me trompes depuis longtemps. Je pleure, je suis aveugle, je suis en colère, j’imagine des vengeances, je collecte des preuves, j’irai te chercher à l’aéroport, je la regarderai droit dans les yeux. La photo : elle est ronde, la poitrine surtout, elle est blonde, elle est douce, elle est mariée, elle a la moitié de ton âge et dix ans de moins que moi. Plus jolie que moi aussi. Je la hais et je te hais. Je te déteste. Il faut que je hurle. Je faut que je hurle et que je fasse bonne figure. Impeccable, je serai impeccable à Roissy. J’achète de nouvelles chaussures, un pantalon, une veste, nette, mince, dure. Il ne faut pas qu’elle devine ma détresse. Quelle conne, mais quelle conne de n’avoir rien vu, rien deviné. L’horreur absolue. Je sais déjà que je ne te pardonnerai pas, jamais.

Je maigris à vue d’œil. La vengeance, quelle vengeance ? Le mari était au courant, c’est un couple très libre, il prépare l’ENA pendant qu’elle fait sa thèse, c’est leur arrangement. Mes amies disent qu’elles ne sont pas étonnées « un sale macho » (j’ai beaucoup d’amies célibataires) et les collègues qu’ils croyaient que je savais. Depuis quand ? Quand ai-je oublié de voir ? A quel moment ? Je défile une vie à l’envers, je pose des questions. Pas de réponses, pas d’excuses. Rien. Je vois une psy, ça t’énerve. Tu dis qu’on peut rester ensemble, qu’elle est toujours mariée. Je sombre, je maigris, j’ai honte, je n’imagine pas une vie sans toi. Je ne pose plus de questions par peur des réponses. On me raconte des histoires de ruptures brutales : celui qui l’annonce à sa femme au dîner aux chandelles de leurs 25 ans de mariage, celui qui a pris un studio pour écrire un roman et elle qui n’a rien vu qui fait relire le roman par un écrivain connu qui est un vieil ami, celle qui attend la fin de la séance du film de Kieslowski Trois couleurs Rouge pour faire une surprise, elle a pris une amante, mais ça ne change rien. Douloureux et banal, tellement banal. Je me décide enfin.

Nous ne nous sommes pas quittés tout de suite (j’avais des scrupules à expliquer à notre fille que je quittais son père), je voulais que tu le lui annonces toi-même. Elle avait tout deviné, lu mon journal, annoncé la rupture à sa grand-mère. Juge, pension, garde alternée. Je parle toute seule quand je suis en voiture, j’enregistre des bordées d’injures, de questions, de hurlements ; j’ai perdu les cassettes. J’écoute Edith Piaf à plein volume. Nous nous sommes quittés, puis elle t’a quitté, puis tu es parti avec une autre, une autre encore et j’ai lentement guéri de ta trahison. Nous n’avons plus jamais parlé de rien, sauf de détails techniques. Parfois je me réveille encore pleine de colère en découvrant que tu me trompes. C’était il y a plus de trente ans et tu es mort maintenant. Je cherche des fois à savoir ce qu’elle est devenue, la fille des chutes d’Iguaçu, elle est toujours mariée, avec le même, je crois. Pourquoi m’as-tu fait ça ? J’ai renoncé à comprendre depuis longtemps et je ne t’en veux plus que dans mes cauchemars. C’était dans ta nature de planter des couteaux dans le cœur des gens, une manière de sauver ta peau.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

4 commentaires à propos de “autobiographies #13 | les chutes d’Iguaçu”

  1. Eh bien dis donc Danièle ! Comme dit françois, on entre dans le grand bain. Et ça éclabousse ! Je trouve ton texte exact pour raconter la douleur.Juste ce qu’il faut de rugosité pour nous retenir et de fluidité pour nous emmener jusqu’au bout. Bises.

    • Merci Bernard. Un peu trop personnel, peut-être, pas assez fictionné, un peu quand même. Contente qu’il puisse parler à d’autres. Je suis déjà dans la #14… en attendant l’avion de ma fille qui a cinq heures de retard.

  2. Infatigable Danielle…
    eh bien j’ai lu d’un coup, n’ai pas lâché un mot, n’ai pas détourné les yeux…
    et je n’ai pas pu m’empêcher de voir l’autrice du texte en ce personnage de femme trompée, pas pu m’empêcher d’associer le « je » qui pourtant devrait demeurer anonyme à ton image… peu importe, on est dans l’empathie en dépit du texte assez « sec » qui retient, qui se retient, qui ne veut pas pleurer, juste expliquer…