Ma mère s’appelait Noëlle. On en plaisantait bien. Entre la mère Noël et l’écologiste nous avions le choix. D’où un goût, une attention, pour les noms qui disent des mots. Longtemps après son décès survenu quand j’étais jeune, replonger dans son univers, dans cette époque des années cinquante, voir écrits le nom des lieux qu’elle fréquentait, le nom des personnes qui comptaient pour elle, le prénom de ses amies, voir s’ils étaient aussi bizarres (elle était née en août), en une sorte de portrait en creux tracé par elle. Son sac, dans une armoire, avait été gardé tel quel. Apparaît son carnet d’adresses, petit, noir, fripé, aux coins dorés, un crayon sur le côté, encore parfumé de poudre de riz, ce répertoire des lieux, des liens. La famille occupe une grande partie dans ce carnet. Son père, sa belle-mère, ses belles-sœurs, qui habitaient dans les différents arrondissements de Paris, rue des Archives, avenue de Villiers, avenue Félix Faure, rue Véronèse, rue de Trévise, boulevard Saint-Denis, un Paris que je ne fréquente plus depuis longtemps. Nous n’étions pas si éloignés, nous qui vivions à Levallois, il suffisait de rejoindre la station Louise Michel. Il y avait aussi des adresses du quotidien : teinturerie, Impôts, lycée, médecins -la mère Noël n’avait pas été gâtée à la fin de sa vie- dans le quartier : des rues comme Anatole France, boulevard Barbusse, avenue Pereire, boulevard Bineau… Ce n’est pas la litanie des châteaux de la Loire, mais ils chantent aussi bien. Le point le plus éloigné était l’avenue des Ternes où nous poussions, cette fois par bus, pour les magasins de tissus, qu’elle prenait plaisir à choisir, à notre grande impatience d’enfants gâtés. Pas la même chose avec ses amies, André Chevreuil, à Chartres, Zoé Fontanie, en Suisse, Gisèle Vienne à Montmorency, Paul Blay à Marseille oh ! les amitiés dispersées : pour cause de mariage ? de travail ? Géographie éclatée qui aura favorisé le renfermement sur le foyer, -elle ne travaillait pas. Ce vide a-t-il été la cause de ce que, face à la maladie, elle n’a pu assez lutter ? Apparaît Gabrielle Autun, dite Gaby. Quelque chose palpite. Se lever et préparer un thé. Le temps d’aller à la cuisine, se dessine un pavillon à Ville d’Avray… Ce jour d’automne où nous y sommes allés, un dimanche de grand froid, j’avais dix ans. Une cloche aigrelette, une dame brune et mince, une frange tenue sur le côté par une pince, façon 1930, et le jardin : une gargouille, debout au-dessus d’un bassin en demi-lune enceint de roses anciennes. Un peu moins précis, derrière cette gargouille dressée, un jardin en quadrilatère. Et puis ces trois marches de chaque côté qui menaient à un autre carré central, comme, j’avais pensé à l’époque et cela insistait : une scène de théâtre ! Deux marronniers modestes surplombaient. Un peu de temps passe avant de reprendre le feuilletage. Et une autre réminiscence émerge, en lisant le nom de Gisèle Vienne. Il s’agit cette fois d’une visite faite bien après le décès maternel.Son nom avait resurgi brusquement après bien des années, une synapse s’était raccordée, sa piste avait pu être remontée, la dame avait gardé son nom de jeune fille. Je voulais tellement un témoignage, que quelqu’un m’en parle enfin, de ce fantôme, et je ne savais pas que de son côté, Gaby avait basculé dans le gouffre de l’oubli. Ce moment est gravé où j’arrive, pleine d’espoir, et commence par détailler la villa, le temps d’oser affronter cette émotion, oser me réjouir à l’avance. Sur la façade avant, des angelots sculptés en terre cuite, sur trois cadres encastrés, décoration jamais vue ailleurs. Une plaque indique « Pain de Sucre ». On ne répond pas à mon coup de sonnette, la porte est ouverte et je rentre. En faisant le tour par le jardin, se révèle une terrasse suspendue entre deux corps de bâtisse, l’un plus haut que l’autre. Une vigne vierge grimpe et donne quelque charme à cet ensemble cubique dont je comprends mal le choix de nom.La rencontre a lieu, et prenant connaissance de ce qui lui arrive, ce malheur plus grand que le mien, là s’arrêtent mes souvenirs. La conversation a dû se faire dans le vide de sa part et la compassion de la mienne. …Et me retrouve à me retirer et me fondre dans une nuit de déception et de tristesse. Et maintenant, le carnet fermé à la main, de nouveau sur la brèche : il y a bien encore une autre maison flottant dans ma mémoire, qui ne parvient à se rattacher à aucune adresse, une maison de campagne quelque part en France, un jour. Une quasi photo que cette vue de deux tourelles encadrant une maison bourgeoise à portes-fenêtres bleu lin, percées dans une longère. Et ce moment intense, quand l’allée qui traverse le parc et chemine dans le bois, ouvre sur le ventre du soleil affalé dans les champs à l’horizon, et dont des rayons perdus touchent en retour, tels des flammèches rouges, les frondaisons des chênes. Puis ce repas sous les charmes, une longue tablée en dessous d’ampoules accrochées comme dans une fête villageoise, toutes couleurs, lampions de fête villageoise, perdu, cela, perdu…Me restent plus les lieux que les humains.