La rue s’est voluptueuse imprégnée d’iode et de brume, large pente glissante qui ferait le bonheur des surfeurs, les pavés légèrement surélevés de lumière sont gorgés d’algues noires, ces bubonneuses étranges qui ondoient sous les pieds, remontent le long des jambes, freinant la marche de leur cajolerie amoureuse. C’est la pluie au bout du nez, son nuage de lumière pleine et grasse comme une motte de terre qui s’ouvre sous le croc impatient. Et des quatre dents de ton manche à bois, tu bêches avec le corps à travers les rues. Les portes s’entrouvrent et tu vois les visages innombrables sur le seuil qui s’exclament « Encore la pluie ! », « Voilà l’ondée ! », « Singin’in the rain ! », « Flots de ma cahute ! Nom dou Diou ! » « Petra’ vo torf ? » (Que veux-tu que je te dise ?) « Va pen baleïen u’ scuban ty ! » « Skwizz skwizz ! » Et le ciel se remet à dégouliner. Pourtant ça rigole de tous les côtés : « Eh la moussaille, tu vas où ? Vin’ prend’un coup, mat ! » Et pourquoi pas, après tout. Laisser les revanches aux grands aigles agiles, et se couler sous la porte en fin courant d’air. Esquiver sa propre vie comme un faux diable. Un pépé dégaine son chapelet de tabac comme des petits sachets de thé, il en a sur la figure et la chemise mais chaque granule est une déclaration de fumée comme un aveu d’amour de la matière. Le café est rempli de vapeurs, on voit à peine les trublions qui se gaussent là-dedans. D’abord la franche camaraderie du p’tit « salut bonsoir » et les petits rouges obtempèrent, les uns après les autres, y sonnant avec le brouillard des oreilles. « C’est pas cossu mais ça t’accueille ! » Une table en contrebas réunit au moins sept frères d’Afrique, accoudés plaisamment de toute leur élégance, écoutant sans entendre de leurs yeux amusés, et l’un d’eux se lève pour remettre un cd, une voix de Mahmoud Ahmed s’élève et dans les yeux on peut lire la grande dévastation d’un lent départ définitif, le détour sans adieux qui laboure encore la tête, et derrière les corps serrés sur la musique se devine le petit appart inondé de grand ciel et de tonnerre, cette force à toujours surprendre, et qui de plus en plus sombre et menaçant distrait d’autant plus, comme un orchestre symphonique qui se serait replié dans ta chambre pour fuir l’averse, et parmi la pluie les percussions arrivent des bidonvilles, des savanes de soleil de loin en loin parmi le tonnerre, et même si le bonheur d’avoir trouvé refuge sur la terre, cette ville imprenable et plus sûre que n’importe quel rempart et n’importe quelle finance, elle se regarde du dedans, l’empiétée sur la vie, la sévère, l’ininvestie, la flanquée de faim, la viscérale, l’inemployée – la solitude. Regarder la rue en peuplier, frôler le gramophone des souvenirs conservés par les yeux quand le cœur n’y est plus, frôler le monde de toute la densité de sa fumée. « Font plus que ça, dit Gentiane, à sourire sans bouger. – Y regardent pas ceux qui rentrent, y regardent ailleurs. – Mémer’virn c’est leur drame intime. – Paour Kaezh ! – Quand on mange, on se repeuple un peu. – Ah oui, manger c’est dit dans le Coran. – Lein zo prest ? Bouedoù ! – En arabe, ça fait koul ! kouli ! Koulou ! Chrb ! – Vas-y Yannick, sors le saucisson ! Bien manger est le début du bonheur ! – Arghh la bringue c’est trop tôt à c’te heure ! – Dans le Coran, y disent que le corps est une amana, un dépôt qu’Allah nous a confié ! – C’est pas encore l’apéro, faut s’ménager ! – Et vous, vous pensez à quoi là tout de suite ? » Et les sept hommes se sont rapprochés du comptoir en riant toujours, grands comme de somptueuses contrebasses, et c’est là qu’elle est arrivée, la Toccata en ré mineur, suave et dense comme une Offrande musicale, et en dedans, dans tous les dedans du café, ça s’est mis à danser.
Embarqué depuis #L1 dans votre rhapsodie brestoise, je trépide aussi.
Merci vivement Christophe pour ces commentaires très joliment formulés, tellement sympathiques et qui donnent la niaque !! Je vais de ce pas (trépidant, sic !) découvrir vos écrits ! Bonne soirée à vous 🙂
J’aime vraiment votre réponse à la proposition, les voix distinctes et comme soulevées par la force de la ville.
Grand merci à vous Roselyne pour cet accueil si sensible, un vrai levain… Et vite découvrir, respirer vos graines et pistil….