La Lys est un danger brumeux, la voiture chemine à distance mais se déporte quand le terre-plein se réduit, il n’y a pas de glissière de sécurité. Des cris, entre gloussements et grosse frayeur, le virage était un peu serré, on chambre notre chauffeur, l’eau est noire et prête à nous happer, le fantasme des carcasses de voitures retrouvées dans la vase plane comme un oiseau de proie pince-sans-rire.
La maison est-elle sur la place ou dans une rue qui y conduit ? Mon souvenir topographique est muet. L’enseigne de la pharmacie est éteinte, c’est dimanche. On entre par là, par le magasin, comme dans un théâtre en dehors des heures de représentation et on sent le privilège de ceux qui ont un accès privié aux coulisses. L’officine est sombre, mon père achète de l’alcool, pour ses liqueurs à venir. Du haut en bas, des flacons, des pots, des tubes à essai, des éprouvettes, des alambics. Du haut en bas des potions, des remèdes, des poudres, des plantes, des lettres latines. Dans des bocaux, des serpents, des scorpions, des morceaux de chair dont je n’ose demander l’origine, on parle de formol. Attirance, dégoût, je serre fort la main de ma mère.
Comment arrive-t-on dans la maison et passe-t-on d’un monde à l’autre ? Un sas ? Un couloir ? Une galerie ? De l’autre côté du miroir, une grande pièce, salle à manger bourgeoise. Une immense table, l’époque et le standing de la maison laissent penser que c’est à un chêne qu’on a imposé sacrifice pour devenir ce grand plateau épais, foncé, complètement caché par l’immaculée nappe de début de repas, pour devenir ces pieds, larges et travaillés face auxquels on préfère que la maîtresse de maison ne nous place pas, nous obligeant alors à une position inconfortable pendant les heures que dureront le repas. Derrière la table, un buffet impressionnant, né d’un arbre victime du même peloton d’exécution, supportant des montagnes de vaisselle subtile, assiettes dorées à l’or fin, fleurs évanescentes s’enfuyant à une distance régulière de l’anneau de feu et formant un bouquet, verres de quatre formats, si fin qu’ils tintent quand d’une chiquenaude de l’index, on fait vibrer le cristal, porte-couteaux en étain, couverts à poissons, à viande, à fromage, à dessert, à café.
Le repas familial annuel dure longtemps et après la seconde entrée, le statut d’enfant donne bien des permissions. Je ne me prive pas. Dans la cour, je rejoins un chien blanc. Est-ce un loulou ou s’appelle-t-il Loulou ? Peut-être les deux… Les toilettes sont dans la cour, j’y fais des allers-retours. La porte en bois, peinture vert bouteille écaillée, fermée par un crochet, ressemble, dans sa partie haute, à un volet, et en me hissant, je vois à travers. Pour tromper l’ennui, j’observe les cabinets. Suivant que je regarde entre les lames du bas ou celles juste au dessus, la réalité prend une autre forme. La cuvette se déplace, le rouleau de papier est mangé de moitié. Lunette fermée, posés sur une petite marche, les toilettes sont un trône dont mon imagination se nourrit, jusqu’à ce qu’un adulte me surprenne, me signalant que ce n’est pas un endroit pour jouer !
Que j’apprécie cet exercice dans ce qu’il donne à entrevoir, à la manière de secret dévoilé et loin de tout voyeurisme. Juste des sensations en partage qui nous en rappellent d’autres, ailleurs et pour soi. Merci pour cette lecture.
J’apprécie beaucoup la façon dont vous arrivez à rendre le flou du souvenir. Merci !
et même si on croit se souvenir il y a toujours l’incertitude : quelle la part des souvenirs des autres (sauf famille nombreuse parce que c’est la guerre des mémoires)
Etrangeté de rentrer par les alambics et potions avant la sévérité du salon et la liberté trouvée dans les closed ! C’est prendre à rebours la vie imposée, imposer son regard et en ce sens je trouve ça très fort.