Note préliminaire : Par deux fois, dans l’ébauche du livre en train de se construire, il est question de chat. La première fois, par son absence (en début du chapitre 4, page 13, que vous pouvez consulter sur le pdf en élaboration) lorsqu’il est question d’une femme qui cherche désespérément son chat) et une autre fois (dans le chapitre 6, page 23) lorsque le marin manque de trébucher sur un chat. C’est ce point dans lequel je me suis engouffré dans l’espoir d’épuiser le sujet, à force de le ressasser, de le triturer, de le malaxer. J’ai tantôt eu l’impression d’ouvrir les portes d’une autre histoire à la Perec, de faire le tour des possibles à la Tarkos, de porter un regard expansif à la Simon. Tout en essayant de m’attacher à la consigne à la Bernhard. Ça fait du monde pour un si petit texte…
L’une le cherche, l’appelle, l’attend, l’espère, le rêve, l’idéalise, le philosophe, s’inquiète, s’y projette, s’y construit. L’autre l’enjambe pour ne pas tomber. Existe-t-il une ville sans chat ? Existe-t-il une vie sans chat ?
Geoffroy est un chat de gouttière. Il n’a pas vraiment de maître ou de maîtresse, la dame du cinquième (troisième toit à l’ouest de la cathédrale, balcon avec un citronnier en pot) le nourrit régulièrement de croquettes bon marché. Lui et plusieurs de ses congénères. Ça lui permet d’avoir un minimum de nourriture assuré tous les jours, dans le cas où sa quête existentielle, celle de trouver quelques souris, oiseaux, lézards ou autres mets délicats, devait être réduite à néant. Ils sont drôles ces humains à vouloir nourrir les animaux qu’ils emprisonnent avec eux au centre des villes. A la tombée de la nuit, Geoffroy se met en chasse. Il commence à descendre de son univers aérien composé de toits, de tuiles, de faîtes, de bordures, d’arêtes, de pignons, de balcons, de branches pour se rabaisser à hauteur des humains. Dans les rues, avenues, jardins, trottoirs. Parce que la pitance de fin de journée y est abondante et facile d’accès, même si les dangers y sont nombreux. Comme ce marin qui manque de lui marcher dessus parce qu’il ne regarde pas où il va.
Une ville sans chat, ce serait une ville remplie d’animaux nuisibles qui y régneraient sans partage. Un monde à la Bernard Weber peut-être. Ce serait aussi un monde sans douceur, sans tendresse passagère, sans possibilité de repli en cas de surtension momentanée. Une vie sans chat serait un monde triste, un monde sans rêves. Que l’on aime les chats ou pas, la question n’est pas là. Que l’on soit triste ou pas, que l’on aime rêver ou pas. Car ce sont les rêves des chats qui nous habitent. « Il est possible de tuer un chat en l’empêchant de rêver », réplique Matt Gamone dans Le Vagabond des Limbes (Tome 8, Pour trois graines d’éternité, Christian Godard et Julio Ribera, Dargaud 1981, p.15). De la même manière, l’absence des rêves des chats peut nous tuer. Sans cette connexion privilégiée avec l’univers onirique, qu’adviendrait-il de nos vies ? Pas de projets, pas de fiction, pas d’enfant, pas d’humain, pas de marin qui cherche à exister dans une ville qu’il ne connaît pas.
Si l’on arrive à accepter que notre disparition, celle de l’espèce humaine, est une éventualité à venir, si l’on accepte l’idée d’être sifflé hors-jeu par le grand arbitre de l’évolution, si l’on admet qu’un jour, peut-être, les rêves ne nous habiteront plus, on se dit alors que ce qui reste de vie sur terre sera plus simple pour les espèces survivantes. Pour les scorpions, peut-être, pour les chats, sûrement. Parce que les chat survivront, cela semble inévitable. Il survivront parce qu’ils détiennent la clé des rêves de toutes les espèces vivantes (à quoi rêvent les scorpions ?), parce qu’il ouvrent les portes qui séparent notre monde des autres, parce qu’ils maîtrisent la vie. Les chats survivront et ils inventeront une mythologie où l’homme sera un acteur principal, ils raconteront des histoires de cette espèce qui s’est suicidée pour avoir voulu accumuler trop de richesses dans son monde réel, en appauvrissant les autres mondes, dont celui du rêve. Les chats survivront dans ce temps arrêté parce qu’il n’en ont pas besoin, de temps. La quatrième dimension humaine n’est pas celle des autres espèces vivantes en général, et surtout pas celle des chats en particulier.
Et la mère Michel. Depuis le dix-huitième siècle, elle ne l’a toujours pas retrouvé son chat. Et ce n’est pas ce gredin de père Lustucru qui va l’aider. Il l’a vendu, c’est ce qu’il lui a dit quand elle lui a promis un baiser. Qu’est-ce qui pousse tous ces chats à partir ? Qu’est-ce qui nous pousse à nous inquiéter quand on les sait libres ? La pomponette du boulanger du film de Pagnol n’a de comptes à rendre à personne. Et tant pis si le village n’a plus de pain. Jalousie d’une certaine idée de l’indépendance, projection idéalisée d’une symbolique dénuée de principes réels. Les Égyptiens antiques l’ont choisi pour incarner Bastet, la déesse de la joie du foyer, de la chaleur du soleil, de la maternité, protectrices des femmes enceintes et des enfants. Ils auraient dû le consacrer dieu des acteurs et maître des faux-semblants. Le chat, celui qui n’est pas, celui qui paraît, celui qui cache, celui qui se cache. Celui qui part.
Dans cette ville, les chats sont des citoyens non négligeables. C’est sans aucun doute le cas dans la plupart des villes du monde (y a-t-il plus de chats dans les ports ?) mais il apparaît incontestable qu’ici, l’imaginaire est un ciment qui retient les pierres des maisons, qui colmate les coeurs des habitants, qui transforme les rêves en réalité. Les chats d’Ésope, de Du Bellay de Châteaubriand, Gautier, Dickens, Beaudelaire, Zola, Loti, Léautaud, Colette, Chandler, Cocteau, Céline, Huxley, Hemingway, Malraux, Perec… ont-ils si peu de pouvoirs que leur maître ou maîtresse ne leur doit rien du talent qui a fait sa renommée ? Le chat du Cheshire cher à Lewis Carroll dont le sourire persiste, suspendu dans les branches sans son propriétaire, joue autant de magie que d’agacement, de mystères et de surnaturel. Et s’il n’était le chat noir que la superstition associe à la sorcellerie, faut-il occulter les croyances populaires sur lesquelles les religions ont établi leurs temples ? Lorsque Shiva a donné neuf vies au chat, c’était pour le récompenser d’une prouesse, celle de lui avoir fait comprendre que le sommeil profond était ce qui se rapprochait le plus de l’infini. Minou, Caramel ou Princesse… Peu importe le costume en papier crépon et les fanfreluches, le mystère demeure innommable. Le pouvoir du chat tient dans ce que ne se dit pas. Comme dans ce port, cette ville, où flotte avec les brumes matinales et les airs marins, le mystère de l’imagination et de la fiction. L’énigme que seule la littérature et quelques autres magies ancestrales ont réussi à cerner pour lui donner corps, vie et âme. Afin qu’apparaissent, surgies du néant et des nébuleuses cérébrales des écrivains en train de rêver, les prémices d’une autre réalité. Avec ses paysages, ses histoires, ses femmes, ses hommes, ses chats. Avec ses villes et ses ports. Avec ses marins en quête d’existence.
Y-a-t-il des chats en Chine ou en Afrique ? Je me demande.
Je ne suis pas un grand spécialiste mais me semble bien qu’il y a des chats partout sur la planète…
Effondrement mais heureusement pas extinction du chat, maître des rêves… ai beaucoup aimé ce texte et sa note préliminaire. Merci
Merci beaucoup. J’aime pas beaucoup l’idée que nos rêves ont des maîtres, mais si c’est un chat…
Danielle si j’en crois les siamois il y a des chats très chats en Asie 🙂
Je crois qu’il y des chats très chats un peu partout…